Puis, la patronne me demanda qui était ce Foch qui allait donner la paix (elle l’ignorait encore ce qui prouve qu’elle s’occupait bien plus de son ménage que des choses politiques et militaires). Je lui expliquai que Foch était le général français qui commandait en chef toutes les armées alliées. « Eh bien, c’est un brave homme, continua-t-elle, puisque c’est lui qui va faire finir la guerre. » Un journal du soir contenait en effet les conditions du Maréchal Foch, mais, en troisième page, et en petits caractères. Ce fut un soir de joie pour moi.

Je sortis et j’allai annoncer la bonne nouvelle à tous mes camarades prisonniers au village. Ils n’osaient me croire ; ils pensaient que c’était un fausse nouvelle. L’un d’entre eux même annonça de mauvaises nouvelles d’après lesquelles le maréchal Foch aurait été assassiné et la révolution aurait éclaté en France. Je rassurai mes camarades en leur faisant remarquer que j’avais vu le journal allemand et que les Boches n’auraient pas manqué d’annoncer les mauvaises nouvelles (pour nous) aussi bien et mieux que la bonne si elles eussent été vraies. Nous entrâmes ensemble dans un petit cabaret où pour la première fois nous nous fîmes servir une bonne chope de bière et nous entrechoquâmes les verres joyeusement avant de boire à la délivrance prochaine. Désormais nous ne cessions de dire aux paysans de la voix et du geste que nous allions bientôt partir. Quelques-uns nous considéraient avec un air abasourdi et stupéfait ; ils n’avaient jamais pensé, ceux-là, que les choses eussent pu tourner de cette façon-là.

Le lendemain matin, le lundi 11 novembre, les canons devaient tonner vers 11h pour annoncer que l’armistice avait été accepté et signé, puis, tout devait se taire. Il y avait des paysans dans les rues qui, le regard tendu vers l’ouest, attendaient l’heure où devaient se faire entendre les canons. Je me souviens de l’un d’eux en particulier. Je le vois encore dans la rue, devant sa ferme, l’air encore incrédule. Vers les 11h nous crûmes entendre un faible et lointain tonnerre. Le gros vieux fermier se retourna à droite et à gauche d’un air assez penaud puis il rentra chez lui en dodelinant tristement son gros ventre débraillé. L’armistice avait été signé ; nous avions gagné la guerre ; nous les avions eus… les Boches.

Décrire la joie exubérante de la plupart des prisonniers serait long et difficile. Mais dans notre joie nous nous montrâmes calmes cependant, sages. Après les premières explosions de joie, ce fut chez nous, les prisonniers de guerre français, un sentiment de sereine fierté qui n’avait aucun besoin de démonstrations extérieures. Nous savions que nous ne tarderions pas à partir pour la douce France. En attendant, nous demeurâmes chez les paysans toute la semaine qui suivit l’heureuse nouvelle.

Avec la bonne nouvelle de l’armistice nous parvinrent les nouvelles de la Révolution allemande.

Les jeunes soldats qui avaient été incorporés depuis peu quittèrent leurs casernes après en avoir pillé les magasins ; nous les vîmes revenir au village avec des vêtements neufs, de jolies bottes jaunes toutes neuves.

Des sous-officiers qui étaient en permission au village en ce moment-là avaient voulu rejoindre à l’expiration de leur congé mais, à la gare, ils avaient été arrêtés ; galons et boutons, insignes de leur grade leur avaient été arrachés ; on leur avait fait faire demi-tour et on les avaient renvoyés dans leurs foyers. Ils rentrèrent chez eux avec un air à la fois content et un peu vexé ; c’était bien naturel.

Les troupes en révolution étaient, nous disait-on, nombreuses sur la rive gauche du Rhin. Elles arrêtaient quiconque voulait passer, désarmaient les permissionnaires, dégradaient tous les officiers et sous-officiers.

Ce sont eux qui firent la révolution si l’on peut appeler cela une révolution. Ce fut une révolution toute militaire, ordonnée et méthodique, sans désordres réels. Je dirai plus : à mon avis, c’était une révolution apparente. On l’a faisait parce qu’on la jugeait nécessaire, dans les circonstances graves où l’on se trouvait, afin de donner le change aux étrangers, de calmer tout esprit de vengeance, de s’attirer la bienveillance de tous les sociaux-démocrates et communistes et, peut-être, même dans l’espoir de contaminer les troupes victorieuses et de les amener à fraterniser dans un esprit révolutionnaire et communiste afin de préparer le terrain pour une paix blanche ou pour un traité sans exigence. C’est l’impression que j’en eus.

Immédiatement et en grand ordre, comme si cela eut été prévu, il se forma des conseils d’Ouvriers et Soldats « Arbeiter und Soldaten Rat » où siégeaient des ouvriers, certes, mais qui étaient dans les mains de quelques simples soldats.

Les officiers, privés des insignes de leurs grades et souvent sans coiffures, n’étaient plus rien ; ils passaient tranquillement dans les rues, d’un air résigné, comme des hommes qui ont accepté de jouer un rôle de dernier plan après avoir été à l’honneur. Ils savaient certainement que ce n’était que pour un temps et les événements l’ont montré[1].

[L’Allemagne moderne est une nation essentiellement militaire ; ses réflexes sont d’un ordre militaire. Rien ne conquiert et n’en impose à un Allemand que la force militaire ; le prestige militaire est roi en Allemagne.

Voilà pourquoi ceux qui ont eu confiance en la constitution de Weimar, en la République allemande se sont lourdement trompés. Voilà pourquoi ceux qui ont mis leurs espoirs dans la Social-démocratie et ont cru en leurs sentiments pacifistes ont été déçus.

Devant des défilés de Casques de Fer bien ordonnés et de belle allure le plus républicain des Allemands se sent tout à coup chaviré ; il est reconquis à l’idéal allemand qui est l’idéal militaire, il se sent tout à coup « l’homme allemand » le guerrier germanique d’essence supérieure, celui qui adorait Wotan.

Pendant que cette puissance militaire se reformait secrètement au mépris des traités, des hommes politiques habiles et des diplomates rusés donnaient le change aux pays étrangers et “finassaient” avec la France suivant le mot de Stresemann jusqu’au jour où le peuple allemand fut mûr pour l’emprise totale. Un homme surgit ; il imite Mussolini tout en appropriant la méthode au caractère de ses compatriotes ; il se situe de telle sorte qu’il peut attirer à lui, sous un même drapeau, ceux qui paraissent être les plus opposés par leurs opinions ou leurs convictions. Il est pour les ouvriers, (lui-même est un ouvrier) et il n’est pas contre les bourgeois. Il est nationaliste et socialiste.

Il est pour la grande Allemagne puissante et guerrière qui ne doit plus tolérer aucune entrave de la part de ses anciens vainqueurs ni de personne ; il est pour cette race germanique pure et superbe à laquelle est réservé le plus glorieux destin.

Ceux qui s’imaginent que nous pourrons éviter la guerre avec ces Allemands qui sont devenus des Hitlériens, c’est-à-dire un peuple engoué des sa force, bouffi d’orgueil et désireux d’étonner le monde ou de le terrifier, se trompent étrangement. La guerre totale, la guerre impitoyable, la guerre de destruction nous l’aurons, et plus tôt qu’on ne le pense ; j’en suis convaincu.

Je pense que la grande masse des jeunes Hitlériens songent à la « guerre fraîche et joyeuse » et ultra-rapide.

L’Allemagne hitlérienne pratiquera une politique de paix pour chloroformer l’adversaire. Puis un beau jour, sur un prétexte quelconque, l’ennemi se démasquera brusquement et, par une attaque foudroyante et terrifiante, tentera de réduire sa victime à une impuissance totale. Le dieu Science, le dieu Progrès serviront le dieu Wotan et formeront avec lui une épouvantable trinité pleine d’orgueil et de haine. Voilà ce que je pense.

Mais je me suis écarté de mon récit pour dégager ces pensées qui sont les miennes.]

Les prisonniers apprirent bientôt la fuite du Kaiser, des princes et des sous-rois de l’Empire. Le prince de Wied quitta précipitamment son château de Montrepos près de Rodenbach, et dont j’ai déjà parlé !

Ma patronne avait conservé les sentiments égalitaires que Napoléon et ses soldats semèrent à travers l’Europe. Dès qu’elle eut appris le départ, la fuite du prince de Wied elle me fit cette réflexion : « Il est parti, c’est bien. Moi, je n’ai que quelques poules et je dois donner beaucoup d’œufs à la réquisition. Le prince avait des centaines de poules et il ne donnait pas un œuf à la réquisition. » Je ne sais pas jusqu’à quel point cette assertion était exacte mais elle montre un état d’esprit révolutionnaire bien que calme et ordonné.

Les Conseils des Ouvriers et Soldats ayant décrété que, désormais, tout prisonnier de guerre ne serait plus considéré comme un prisonnier mais simplement comme un soldat étranger et non ennemi nous déchirâmes aussitôt les brassards jaunes que nous portions et nous nous débarrassâmes de tout ce qui nous désignaient pour être des prisonniers.

Le Dimanche suivant il y avait grande joie à la baraque et grand branle-bas. Bras dessus, bras dessous, nous sortions en ville où nous rencontrions d’autres détachements de prisonniers qui faisaient comme nous. Nous nous redispersions ensuite en plusieurs groupes pour éviter de trop attirer l’attention, par mesure de prudence, car nous aurions fini par former de longues colonnes massives et il était à craindre que les Allemands ne le vissent pas d’un bon œil.

Nous entrions dans les cabarets par petits groupes st nous y étions mêlés aux soldats allemands qui ne semblaient pas faire attention à nous ou trouver cela étrange. On y dansait ; les prisonniers dansaient avec des filles allemandes et mêlés aux soldats allemands.

Nous vendions aux civils et le plus cher que nous pouvions certains produits que nous avions reçus de France et que les Allemands n’avaient plus : du savon, du café, des pâtes, du riz, du chocolat, etc. et avec l’argent que nous retirions de ces ventes nous achetions des bouteilles de vin qui nous coûtaient aussi très cher. Je vendis moi-même plusieurs morceaux de savon pour la toilette ; je les vendis 4, 5 et 6 marks. Ma petite provision de vivres que j’avais mis en réserve, je la vendis à ma patronne pour un bon prix ; c’était du riz, des pâtes et du chocolat. Je gardai, en prévision du voyage de retour en France, les quelques conserves que j’avais et mes biscuits.

En revenant de nos promenades, libres et sans gardiens, nous chantions la Marseillaise et des airs de clairon. Après ce Dimanche, presque tous, nous refusâmes de continuer à travailler et nous restâmes à la baraque.

Le Lundi, nous envoyâmes deux délégués (choisis parce qu’ils étaient parvenus à parler couramment la langue allemande) au Comité régional du Conseil des Ouvriers et Soldats pour demander les moyens de regagner la France. Nous serions bien partis seuls et même chacun de son côté mais on nous disait que les troupes révolutionnaires ne laissaient pas franchir le Rhin et nul d’entre nous n’osait se hasarder.

Le Comité nous prépara un passeport pour nous tous. Nous devions partir de Coblence et nous devions rencontrer les troupes françaises à Trèves. Il nous fut réclamé tout d’abord une somme de 20 marks par tête pour les frais de transport. Plusieurs d’entre nous n’avaient pas cette somme ; nous nous serions très bien entendus et arrangés pour payer pour tous en nous cotisant mais ce ne fut pas nécessaire ; le lendemain, en nous délivrant le passeport le Comité déclara que, puisque nous étions tous des soldats, nous n’aurions absolument rien à débourser.

Lorsque nous eûmes en main le fameux passeport dûment signé et parafé ce fut une joie délirante dans la baraque ; on y dansait, on y chantait, on y sifflait, ou on y riait aux éclats, on y hurlait. Nous montrâmes le papier aux gardiens pour leur prouver que c’était bien vrai que nous partions tous dès le lendemain au petit jour. Ils n’avaient pas voulu nous croire quand nous le leur disions ; en voyant la papier ils se rendirent à l’évidence. Nous n’avions pas attendu leurs ordres pour nous procurer un passeport et ils en parurent surpris. C’était bien vrai, nous filions.

La gare de Coblence où nous vînmes nous embarquer était gardée militairement par des soldats revenus du front et portant le casque d’acier. Dans le train, nous étions mêlés à une foule de feldgraus : Alsaciens, Lorrains, habitants des régions occupées par les troupes françaises qui rentraient désarmés, mais en tenue de campagne.

Ce fut en arrivant en gare de Landau que nous rencontrâmes les troupes françaises ; elles venaient de prendre possession de la gare. Les soldats allemands qui étaient avec nous dans le train regardaient aux portières d’un air craintif et gêné. Nous, les prisonniers, nous étions ravis de la belle allure des soldats français et des officiers ; nous les saluâmes avec transport mais ils ne firent que peu attention à nous et nous reçurent assez froidement. Avaient-ils des ordres pour cela ? Je l’ignore, mais j’en ressentais vaguement l’impression. Les officiers, prenant possession des lieux, entraient et sortaient des salles, paraissant faire l’inspection générale ; ils ne firent nulle attention à nous.

Nous avions l’impression qu’on ne nous considérait pas tout à fait comme des frères d’armes.

De Landau, nous fûmes dirigés sur Metz où nous arrivâmes pendant la nuit. D’autres prisonniers avaient été dirigés sur Metz ; nous devions être cinq ou six centaines lorsque nous sortîmes de la gare. On nous emmena en colonnes mais, je ne sais pas ce qui se passait, nous nous arrêtions à tous les cinq ou six pas et il fallut de longues heures avant que nous fussions tous entrés au fort Gaben où les Français nous casernaient.

Après avoir passé deux ou trois jours au fort Gaben nous fûmes amenés dans une grande caserne qu’on appelait, je crois, la caserne de Marigny.

Nous étions toujours prisonniers ; cette fois-ci nous étions prisonniers des troupes françaises. Il nous était absolument interdit de sortir de la caserne ; la porte était bien gardée et nous étions très maigrement ravitaillés ; après quelques jours de cette captivité nouveau genre, nous mourions d’ennui et nous avions faim. Chacun regrettait d’avoir été assez bête pour venir se mettre dans les pattes des troupes françaises et de n’avoir pas pris la clef des champs tout simplement.

Les Allemands avaient été surpris par l’arrivée des Français à Metz et ils avaient abandonné dans cette caserne des quantités de munitions et d’équipements. Ne sachant que faire, les prisonniers se livraient au pillage des magasins boches. Je me souviens d’une petite salle qui contenait des milliers de paires de gants de travail en drap chaud et solide qui étaient rangés sur des étagères. Les prisonniers y faisaient leur choix et jetaient par terre ceux qui ne leur convenaient pas. Je pris une douzaine de ces paires de gants que j’apportai à mon père et qui lui rendirent service pendant l’hiver.

D’autres prisonniers dévalisaient les magasins de cartouches ; ils vidaient les cartouches et faisaient des provisions de poudre pour pouvoir aller plus tard à la chasse. Il y avait bien des choses qu’on aurait pu emporter mais c’était trop lourd. J’eus entre les mains un fusil Mauser tout neuf et j’avais grande envie de l’emporter au pays natal, j’essayai mais, je dus y renoncer, il pesait trop ; d’autres après moi s’en emparèrent et l’abandonnèrent aussi. Après huit jours passés dans cette caserne et dans de telles conditions les esprits commençaient à s’exaspérer. Si l’on nous y eût laissés quelques jours de plus il y aurait eu, cela ne fait pas de doute, une sorte de petite révolution ; nous en avions assez. Après avoir été si longtemps captifs en Allemagne nous étions encore gardés comme des prisonniers par les troupes d’occupation ; non c’était un peu fort.

Aussi, dès qu’un officier traversait la cour de la caserne, il était immédiatement entouré par une foule de prisonniers qui lui demandaient : « Quand partons-nous ? Mais quand partons-nous ? Est-ce qu’on ne veut pas nous rapatrier ? »

Je me rappelle la réponse que nous fit un lieutenant : «  Mais, mes amis, moi je suis comme vous ; je n’ai pas vu les miens depuis des années ; je suis de Valenciennes ; je ne sais pas quand est-ce que je les reverrai. Prenez patience encore ; vous ne tarderez pas à partir. Songez que l’armée a bien à faire en ce moment et que l’on va au plus pressé d’abord. »

Nous comprenions fort bien ce brave lieutenant mais il ne savait pas ce que c’est que d’être prisonnier, lui. Il ne pouvait encore revoir les siens mais il pouvait agir, il ne s’ennuyait pas comme nous à ne rien faire pendant des journées entières.

Mais l’administration française est lente et parfois oublieuse et je ne doute pas que nos véhémentes réclamations eurent pour effet d’en activer les rouages et les engrenages. Nous désirions rentrer chez nous et au plus vite ; il n’y avait là rien que de très naturel ; d’autant plus que nous ne faisions rien et que nous n’étions utiles à personne. Enfin, un jour, des pancartes furent dressées dans la cour, nous fûmes rassemblés par recrutements et expédiés directement à nos dépôts respectifs. Je dus descendre jusqu’à Marseille. Fort heureusement on ne nous garda pas longtemps au dépôt et je pus repartir presqu’aussitôt pour une permission de quarante-cinq jours dans ma famille, au pays natal. A cette époque, je me faisais l’impression d’être un drôle de personnage, ahuri, abruti, sans volonté, ne sachant pas du tout ce que j’allais faire lorsque je serais démobilisé.

Je me reposais à la maison, je donnai la main à mes parents pour leurs derniers travaux de l’automne et je passai avec eux les fêtes de Noël et du Jour de l’An.

J’aurais songé au mariage à cette époque si j’avais eu en vue une situation qui me convînt ; mais je ne voulais pas rester à la campagne cela ne me disait rien. J’avais eu l’idée d’entrer dans une compagnie de chemins de fer, au P.L.M. Mais je ne voulais pas être employé à pousser les wagons ; j’aurais désiré y être employé dans les bureaux. J’en parlai à un de nos cousins qui était instituteur dans cette compagnie à la Cité Migennes de Laroche, près d’Auxerre. Il me conseilla de préparer, tout seul, mon brevet élémentaire ; il connaissait fort bien le chef de Gare de Perrache à Lyon, il était son ami, me disait-il, et il m’aiderait à entrer aux bureaux lorsque je serais breveté. Cependant, je n’étais pas décidé, je n’avais pas du tout confiance en moi et il me semblait que j’étais trop bête et trop empoté pour arriver à me débrouiller et à me faire une bonne situation. Pourtant, j’avais rêvé à cela : avoir une bonne petite situation, un emploi propre, puis connaître une belle jeune fille, me marier et avoir de beaux enfants, de bons petits gars que j’aimerais à la folie. Je ne me sentais pas capable d’y parvenir. Je fis projets sur projets, je retournai toutes sortes d’idées dans mon esprit et finalement je me dis que je n’essayerais rien mais que je retournerais chez les Frères malgré mon indignité. C’était la solution la plus facile : lorsque je serais démobilisé je reprendrais l’habit religieux et j’essaierais de m’y remettre. Je ferais un loyal essai, puis, si je ne parvenais pas à marcher droit, si je ne me sentais pas en voie de devenir un bon religieux, je reprendrais ma liberté car je ne voulais pas être un faux moine, un mauvais religieux ou simplement un religieux médiocre.

Lorsque j’eus pris ce parti de revenir chez les Frères des Écoles Chrétiennes j’en fis part à mes parents. Ma mère n’en fut pas contente ; elle se récria me disant que j’aurais tant de moyens de gagner ma vie ailleurs que je ne me souvenais plus de la façon dont les Frères m’avaient traité etc.

Je lui répondis que les Frères m’avaient envoyé des colis pendant ma captivité, que je leur en étais redevable et qu’ils me considéraient toujours comme l’un des leurs.

Lorsque mon frère aîné revînt de Paris où il avait été mobilisé dans une fabrique d’avions à Billancourt je l’engageai vivement à demeurer avec mes parents pour leur aider, car mon père était déjà un peu infirme, et de cette façon je pouvais partir où je voudrais et faire ce qui me plairait.

Je n’eus pas de peine à convaincre mon frère de demeurer au hameau car la ville ne lui valait rien, il avait la poitrine très faible et il avait été terriblement malade durant son séjour à Paris.

Par la suite et avec l’aide d’un ami qui était employé à la Direction du Service de Santé de la 15ème Région, je lui fis connaître les démarches qu’il devait faire pour obtenir une pension pour maladie contractée ou aggravée en service militaire. Mon frère ne voulait pas essayer de faire ces démarches et il m’assurait qu’il ne réussirait pas et qu’il n’obtiendrait rien. Il me fallut insister et presque me fâcher pour qu’il essayât. Il fit les démarches que je lui avais indiquées et obtint une pension de 30 à 35 pour cent. Cela lui permettait de demeurer tranquille auprès de mes parents et de se soigner un peu.

Je me remis en relations avec les Frères et me préparai à rejoindre l’Institut dès ma prochaine démobilisation.

Après avoir passé quarante-cinq jours de permission dans ma famille après mon retour de captivité je rejoignis le dépôt du 61ème Rgt d’Infanterie à Privas où je demeurai environ trois semaines.

[1] Jean Vergne a mis au propre son journal de guerre en 1934 et a ajouté ces réflexions.

• FIN DU JOURNAL DE GUERRE •

Pour savoir ce que Jean Vergne est devenu après la guerre, consultez sa biographie.

Correspondance

29 Décembre 1918 – Lettre de Pierre Halopé

Cher Camarade

Je profite d’un moment pour te donner un peu de mes nouvelles, car depuis que je suis rentré, je n’ai pas encore eu beaucoup de temps pour réfléchir, et surtout pour écrire, je pense que tu m’excuseras facilement. Te raconter les émotions de la rentrée serait trop long. Je puis te dire seulement que j’ai eu la joie et le bonheur de retrouver tous les miens en bonne santé, il est vrai que, quoique je m’y attendais, j’ai été bien surpris de trouver mes enfants aussi grandis, et tout le monde un peu vieilli, mais enfin, c’est enfin fini, et on peut dire avec raison, Dieu merci. Maintenant pour moi, je vais être libéré ces jours-ci et j’espère bientôt n’avoir plus que le triste souvenir de cette malheureuse captivité, et surtout de ce triste foyer d’impiété et d’immoralité qu’était cette filiale 222, du reste comme beaucoup d’autres, ce fut pour toi et pour moi une épreuve très dure et très longue.

Maintenant, et toi ? tu es rentré sans doute aussi et j’espère que tu auras trouvé les tiens aussi en bonne santé et heureux de te revoir. Mais tu vas encore retourner quelque temps au régiment, mais au moins, tu seras libre le dimanche ou du moins, moins tenu que là-bas, tu pourras toujours aller à l’église sans avoir un boche à tes côtés.

Que c’est beau d’être libre après avoir été dans de telles conditions, c’est à ne pas le croire encore. Aussi en serons-nous assez reconnaissant pendant le cours de notre vie ? Et j’espère mon Cher Vergne que tu m’enverras de tes nouvelles aussi, et que tu reprendras bientôt la noble vocation d’instruire et de gagner à Dieu tant de jeunes âmes qui hélas après cette terrible guerre seront dépourvues de bons conseils et de solide instruction, car tu le sais, la moisson sera grande et il y aura peu d’ouvriers. Je termine ma petite lettre en te souhaitant de tout cœur une bonne santé et en même temps, je t’offre mes meilleurs vœux de la nouvelle année ainsi qu’à tes parents.

Reçois, mon Cher camarade, mon meilleur souvenir.

Pierre Halopé
aux Fauconneries, Cne des Ponts-de-Cé, Maine et Loire