Le bombardement avait été intense et il se poursuivait le matin au petit jour. Quand il parut se calmer nous pensâmes que l’heure H arrivait.

La veille, dans les bois, j’avais été à la recherche de l’aumônier pour me confesser et je n’avais pu le trouver.

Je n’avais absolument rien de grave sur la conscience mais, devant la mort peut-être imminente, je sentais le besoin de me purifier davantage pour paraître devant Dieu. J’avais alors dix-neuf ans et neuf mois ; j’étais demeuré chaste de corps, pur de cœur. L’impureté m’inspirait la plus grande horreur. La pensée qui ne me quittait pas au moment de partir à l’assaut était celle-ci : « dans quelques instants peut-être je paraîtrai devant Dieu, mon juge ; suis-je assez pur pour paraître devant lui ? »

L’heure H était arrivée ; nous quittions les abris ; la musique du régiment jouait la Marseillaise, les clairons sonnaient la charge, les officiers encourageaient et sortaient les premiers : « Allez les gars ! Je pars à l’assaut la pipe au bec ! Faites comme moi ! »

L’aumônier divisionnaire, l’Abbé Tellier de Poncheville, était là, il nous bénissait un à un à mesure que nous passions devant lui et accrochait au revers de notre capote un insigne tricolore du Sacré Cœur de Jésus. Il m’épingla cet insigne et me donna sa bénédiction. Aussitôt je partis au pas gymnastique vers les tranchées boches, nous étions en deuxième vague.

Les Allemands nous firent un feu de barrage acharné et résistèrent jusqu’au bout. Que de camarades tombèrent dans ce feu de barrage ! Je heurtais leurs corps et m’empêtrais dans des fils métalliques qui traînaient à terre. Je franchis les premières tranchées boches et trouvai quelques prisonniers qui demandaient grâce ; ils étaient désarmés. Mes camarades les assommèrent à coup de crosse ; je les avais déjà dépassés lorsque je m’en aperçus ; j’en eus pitié mais je fus impuissant à empêcher ce massacre.

Nous avions vu au loin les Allemands qui s’enfuyaient. Ils allaient tout simplement se mettre à l’abri et lorsque nous arrivâmes au Trou-Bricot nous n’eûmes plus qu’à les faire sortir de leurs cagnas, les faire mettre en rangs et les emmener vers l’arrière. Quelques-uns de mes camarades se comportèrent assez brutalement et grossièrement à leur égard ; les officiers français intervinrent contre cela.

Je vis un de mes camarades demander des cigarettes à un prisonnier allemand ; le prisonnier plongea sa main dans la poche de son veston et en retira une poignée de cigarettes qu’il lui remit en souriant. En guise de remerciement, le Français lui porta un grand coup de pied au derrière. Un lieutenant qui avait été témoin de cette scène s’avança alors, révolver au poing, vers le Français et lui donna l’ordre de jeter ces cigarettes à terre où il les écrasa de son pied.

Notre avance avait été trop rapide ; nos artilleurs ne nous croyaient pas aussi loin ; ils tiraient trop court et les obus de 75 éclataient sur nous. Nous fûmes contraints de nous reculer un peu. Nous creusâmes une petite tranchée et nous restâmes à ce même endroit jusqu’au lendemain matin. Sur notre gauche l’avance avait été arrêtée devant un fortin que les Allemands défendaient âprement. Leurs balles nous prenaient de flanc et des obus nous arrivaient de front. Cette nuit-là il plut à verse, nous fûmes trempés et baignés.

Le lendemain matin, 26 Septembre, ordre nous fut donné de nous porter plus loin en avant, juste sur le sommet d’un coteau qu’on appelait, je crois, la cote 193. Dès que nous fûmes étendus en tirailleurs sur cette crête, les marmites allemandes commencèrent à pleuvoir sur nous et nous étions repérés avec beaucoup de précision par les artilleurs ennemis.

Les marmites tombaient de plus en plus nombreuses et en plein sur nous. Il y avait des morts certes mais surtout des blessés en quantité. Parmi le fracas de la canonnade et des éclatements ce n’était plus que râles et que cris. Un gros éclat de marmite me déchira le pantalon et s’enfonça dans la terre ; il n’avait fait que m’égratigner la cuisse. Un instant après un autre petit éclat s’enfonça dans ma cuisse.

Je songeai aussitôt à me retirer pour me rendre au poste de secours. Ma blessure était bien légère et j’aurais pu rester où j’étais, je n’aurais pas perdu beaucoup de sang ; j’aurais été un peu gêné, peut-être, si j’avais dû faire du pas gymnastique et charger et c’est tout. Mais puisque je me propose de dire ici tout la vérité et l’exacte vérité, je dirai tout simplement que j’avais peur et que j’étais bien content d’avoir enfin un motif pour me retirer du danger, une petite blessure. En effet j’avais le pressentiment que, après nous avoir si copieusement bombardés et avec tant de succès, l’ennemi allait nous charger. J’étais près de trois tirailleurs qui, dans un trou, se préparaient à mettre leur machine en action pour recevoir l’ennemi. Mon courage était si grand que je me hâtai de faire demi-tour pour aller au poste de secours en rampant d’un trou d’obus à l’autre.

Au poste de secours, avec ma blessure de rien du tout, je pleurai comme un enfant. On m’y fit un pansement et l’on m’enjoignit de m’en aller vers l’arrière par mes propres moyens car les blessés affluaient en nombre considérable et l’on ne pouvait transporter que ceux qui étaient le plus gravement atteints. J’ai toujours pensé que ce jour-là, par mon peu de courage, par mon manque de fermeté, j’ai manqué ma destinée. Je devais rester, j’aurais dû rester sur cette ligne de tirailleurs, sur la crête, et y recevoir bientôt le coup de grâce, et mourir jeune et pur à l’aurore de mes vingt ans.

J’ai fui cette mort du corps pour trouver bientôt la mort de l’âme. Que de fois je me suis désolé, que de fois j’ai pleuré amèrement en songeant à cela.

Au poste de secours je voyais toute cette côte couverte de cadavres bleu-horizon. Ces cadavres, on en voyait dans toutes les attitudes. Je me rappelle en particulier que j’en vis un qui conservait encore toute l’apparence de la vie et que je vins vers lui pour m’assurer qu’il était mort. Il paraissait être assez confortablement assis dans un trou de marmite, le dos appuyé sur la terre ; ses deux coudes étaient appuyés sur les genoux, ses avant-bras relevés, et ses deux mains crispées maintenaient un casque renversé, le sien ; son buste et sa tête inclinés en avant ; une mèche de sang coagulé descendait de son nez, juste au-dessus du casque comme s’il avait voulu recueillir ce sang.

Plus loin, quand je dus passer dans les tranchées allemandes que nous avions conquises la veille, ce fut un autre spectacle. Je passai dans une tranchée qui était littéralement encombrée de cadavres allemands. Ils se touchaient tous, je n’arrivais même pas à les enjamber. Ces cadavres aussi avaient toutes les attitudes ; j’en vis qui semblaient esquisser encore un geste de combat ou de défense intrépide. Pour la plupart ils paraissaient très jeunes. Autour d’eux je voyais des sacs éventrés, des armes brisées, des lettres de leurs parents, des photographies de ceux qu’ils aimaient.

Tous ceux-là, jeunes Français, jeunes Germains étaient morts bravement dans la fleur de l’âge et moi, moi, j’avais eu peur de la camarde, j’avais été heureux de me tirer du péril pour une petite blessure afin de sauver mes os, ma peau, comme on disait, mais pour perdre mon âme. Au lieu d’aller vers l’arrière j’aurais dû reprendre un fusil et revenir sur la crête pour y attendre ce qui aurait dû être mon destin, la mort à la guerre.

Sur mon chemin vers l’arrière je fis la rencontre de mon cher ami Joseph Vidal qui avait eu la jambe profondément entaillée par un éclat d’obus. Curieuse coïncidence ; c’était là que nous nous retrouvions. Lorsque nous eûmes atteint la route où les ambulances circulaient, nous fûmes conduits à Somme-Suippes ; on nous donna quelques soins, on nous fit une piqure antitétanique puis on nous embarqua dans le train sanitaire et je me trouvai à nouveau séparé de mon ami. Nous fûmes dirigés sur Chalon-sur-Saône puis sur Lyon. Arrivé à Lyon je fus transporté à l’Hôpital de la Charité où je fus soigné par les Sœurs de la Charité.

Avec cette légère blessure je ne demeurai que trois ou quatre jours à l’Hôpital de la Charité. On inscrivit sur ma feuille d’hôpital : « Plaie superficielle, cuisse droite, face postérieure. » et après avoir demandé à quelle religion j’appartenais on m’envoya à l’Ambulance de la Demi-Lune, Salle du Patronage. La Demi-lune, faubourg bourgeois de Lyon avait deux ambulances entretenues, je crois, aux frais de la Commune et où les blessés étaient soignés par des infirmières bénévoles, dames et jeunes filles de la bourgeoisie catholique. Nous étions là comme dans un petit paradis terrestre ; les infirmières qui prenaient leur jour à tour de rôle étaient aussi nombreuses que les blessés et rien ne nous manquait. Souvent on nous offrait du Champagne, des gâteaux, des cigarettes.

On organisait pour nous de petites fêtes et des repas charmants. Le soir on nous apportait une infusion au lit. Une infirmière lisait à haute voix la prière du soir et on nous apprenait des cantiques que nous chantions le Dimanche à l’église. De temps en temps le Curé de la paroisse venait nous voir à l’ambulance.

Dès que j’eus averti les Frères de ma présence à Lyon ils firent des démarches pour me faire transférer à l’ambulance qu’ils avaient dans leur maison de Caluire mais ils ne purent y réussir parce que l’ambulance de la Demi-Lune était indépendante de la Croix-Rouge.

Ce fut pendant mon séjour à l’ambulance de la Demi-Lune que je commençai à fumer quelques cigarettes parce qu’une infirmière m’avait dit qu’ « un soldat qui ne fume pas n’est pas un soldat. » Jusqu’alors je n’avais jamais fumé ; je donnais à mes camarades le tabac et les cigarettes qui nous étaient distribués.

Un de mes jeunes camarades, amputé d’un bras, m’avait dit, je ne sais plus à quel propos, mais certainement avec raison : « Tu sais, Vergne, tu n’es pas intelligent. » Il n’y avait rien de plus vrai : « Oh ! Comme vous avez raison » dit à ce moment-là une jeune infirmière qui nous servait à table. Mon orgueil avait été atteint par ce que venait de dire la jeune infirmière ; il n’y avait pourtant pas de quoi. Un sentiment trouble fait de méchanceté, de grossièreté passa en moi et dut paraître jusque dans mon regard. Pour avoir conservé ne serait-ce qu’un instant un tel sentiment, il fallait que je fusse déjà mauvais. Je crois m’en être confessé dès la première confession qui suivit mais cela aurait dû m’ouvrir les yeux sur ce que je valais, sur la sale bête qui subsistait en moi. Je sais que certaines des infirmières m’appelaient “l’homme du Bon Dieu” mais vraiment je ne le méritais guère après avoir eu une telle pensée. Et pourtant j’étais droit et sincère dans mes actions, je ne crois pas avoir jamais été un tartufe.

J’avais négligé la santé de mon âme ; je l’avais laissé glisser peu à peu par ma négligence dans cette vie facile et de bien-être, après les fatigues endurées au front.

En arrivant à l’Ambulance j’avais voulu aller à la messe chaque jour le matin, mais la Directrice, madame Garnier, ne me le permit pas pour éviter de créer un précédent car des camarades auraient pu user de ce prétexte pour sortir eux aussi et aller au cabaret.

Je dois dire aussi que je ne déclarais pas franchement et simplement qui j’étais : un novice des Frères des Écoles Chrétiennes. Sur mon livret militaire je m’étais donné le titre d’étudiant. À l’hôpital j’avais bien dit que j’étais Frère des Écoles Chrétiennes mais l’employé qui remplissait ma fiche prétendit que cela n’était pas une profession et qu’il fallait inscrire autre chose. Je lui dis donc d’inscrire : étudiant. Et quel étudiant j’étais !… Je n’avais même pas eu mon certificat d’études. C’était une sorte de mensonge.

Lorsque ma petite blessure fut entièrement cicatrisée je fus envoyé de nouveau à l’Hôpital de la Charité pour une visite du Médecin Chef. Cet officier me demanda si je ne ressentais rien et je lui dis que lorsque je montais des escaliers j’avais l’impression que quelque chose me tirait les muscles de la cuisse. « Envoyez-moi ce garçon à la radiographie, dit le Médecin Chef. » La radiographie révéla un petit éclat de fonte qui restait enfoui dans les chairs. Je passai une deuxième fois la radiographie à l’Hôpital Desgenettes pour le repérage de cet éclat. Ensuite on m’incisa la cuisse pour le retirer et je fus renvoyé à l’Ambulance de la Demi-Lune pour la guérison de cette nouvelle plaie.

De la sorte mon séjour parmi les blessés se trouva prolongé de moitié et ce fut dans ce milieu charmant que je passai les fêtes de Noël et du Nouvel An à la Demi-Lune. J’avais aidé le Curé à construire la Crèche à l’église paroissiale.

En quittant Lyon j’allai chez mes parents pour un mois de convalescence et nous profitâmes de cette occasion pour nous faire photographier tous en famille.

La famille Vergne en janvier 1916 - de gauche à droite, debout : Clotilde, Hervé, Jean, Louise - assis : Fanny et Urbain • Collection Sylvette David

Après ce mois de convalescence je devais rejoindre, à Marseille, le dépôt des éclopés, casernement des Facultés près de la gare Saint-Charles. C’est à partir de ce moment que commence pour moi la plus triste période de mon existence au point de vue moral.

Correspondance

28 Septembre 1915, À mes Parents

Je suis dans le train. Je suis blessé par éclat d’obus à la cuisse droite. Ce n’est pas grave.

29 Septembre 1915, À mes Parents

Je suis arrivé ce matin vers 5h en gare des Brotteaux à Lyon. Je suis à l’Hôpital de la Charité. La blessure ne me fait pas mal. Elle est légère.

J.N. Vergne, Hôpital de la Charité à Lyon, Salle Saint Augustin, lit n° 12

30 Septembre 1915, À mes Parents

Je pense que vous avez bien reçu les deux cartes que je vous ai adressées et par lesquelles je vous apprenais que j’avais été blessé par éclat d’obus à la cuisse droite au cours de l’attaque des 25 et 26 Septembre devant Perthes-les-Hurlus. Je peux vous dire que le premier succès a été magnifique. Dans l’affaire d’une heure nous avons progressé, je crois, d’environ 5 km, en avant et au-delà des tranchées boches.

Le bombardement préparatoire commence le 22 Septembre. C’est à gauche, à droite et devant nous. Le 415e est dans les bois à 2 ou 3 km en arrière de Somme-Suippes. Nous y avons passé la journée du 23 et la nuit du 23 au 24. Le 24, nous recevons tous les fourniments nécessaires : masques, lunettes préservatrices, deux bidons, des grenades, des pétards, des vivres de réserve, etc… Le matin du 24, grand exercice d’attaque comme tous les autres régiments qui doivent y participer. Ainsi nous aurons une idée de ce qui se passera le lendemain sans parler des projectiles qui nous seront destinés.

Tout le régiment s’est rassemblé et le Colonel nous a lu l’ordre du Général concernant l’offensive du lendemain et, le drapeau en main, ils nous ont fait une courte allocution à ce sujet.

Ce drapeau nous fut remis, il y a 5 mois, à Harbonnières (Somme), par le général de Castelnau. Comme le régiment était nouveau, le drapeau l’était aussi. Nous serions donc les premiers à y inscrire des noms de victoires comme sur le drapeau des anciens régiments. Un joli biplan à cocarde tricolore vient virer au-dessus de nos têtes, à une trentaine de mètres du sol et l’un des deux aviateurs nous salue avec un large geste de son bras. Tambours battent et clairons sonnent le refrain du régiment et nous nous séparons par bataillons et par compagnies avec un peu d’émotion mais beaucoup de courage. Ce soir-là nous faisons bombance : du pinard, du café et de la gnole. À la tombée de la nuit des soldats chantaient des airs patriotiques et faisaient partir dans les champs des pétards destinés aux Boches qui n’en auront pas besoin.

Vers 8h du soir, sac au dos, à droite, alignement à droite par quatre, et en avant, marche ! Au lever du jour, le 25, nous sommes en face des retranchements ennemis, droit devant Perthes. Nous restons dans des abris préparés spécialement pour nous et le bombardement qui s’était ralenti au cours de la nuit reprend avec une terrible violence. C’est une atmosphère d’épaisses fumées noires et blanchâtres s’élevant par flocons qui se forment au ras du sol.  C’est une canonnade lancée par des centaines de bouches à feu.

On voit encore un avion français qui survole les tranchées ennemies et les obus de 77 qui éclataient autour de lui en l’accompagnant dans le ciel brumeux. Une pluie fine commençait à tomber. Il était 8h lorsque, quittant nos abris, nous nous engagions dans le boyau dit du Merlon. Avant de bondir, nous sommes encouragés et stimulés. L’Aumônier divisionnaire, Monsieur l’Abbé Thellier de Poncheville nous remet une petite cocarde tricolore du Sacré Cœur et nous bénit. Les clairons sonnent. Notre Colonel, M. Strudel, payant de sa personne a bondi le premier hors de la tranchée et a été frappé par une balle, à mort. M. Boyer, mon Sous-Lieutenant, Chef de Section, est, lui aussi, un des premiers à bondir hors de la tranchée. Pour cette attaque, il a tenu à avoir comme nous, un Lebel à la main et sac au dos. Ayant allumé sa pipe il nous crie : « En avant les petits gars, et la pipe au bec ! »

Déployés en tirailleurs, baïonnette au canon, nous avançons vers les tranchées boches. La fusillade est intense, le tir de barrage des artilleurs ennemis me paraît à la fois violent et désespéré. Par groupes nous formons la carapace et avançons par bonds. J’aperçois des soldats de partout. Beaucoup déjà sont tombés près de moi, frappés à mort. Des camarades de mon escouade ont été foudroyés par la mitraille dès le départ ; je les ai vus, étendus à terre, immobiles à jamais ; je ne me suis pas arrêté un instant ; j’avais peur, peur de rester à la traîne, persuadé que j’étais que c’était beaucoup plus dangereux et qu’on risquait davantage d’y laisser sa peau. Je grognais lorsque des fils du téléphone répandus à même le sol s’enroulaient autour de mes jambes et gênaient ma course. Je m’en débarrassais au plus vite.

Voici les tranchées boches. Je les franchis d’un bond lorsqu’elles ne sont pas trop larges. En en franchissant une je me trouve en face de trois soldats allemands, sans armes, et qui lèvent leurs deux bras en me souriant. Il va sans dire que je ne les ai pas inquiétés les ayant vus désarmés. Il n’en a pas été de même pour d’autres camarades de mon régiment qui arrivaient après moi. J’en ai entendu un qui hurlait : « Voilà les Boches ! » et, en me retournant, je l’ai vue en train de frapper sur la tête de ces malheureux à grands coups de crosse. Peu après, étant descendu dans une large tranchée, au moment où j’allais en ressortir par la paroi opposée, j’ai entendu très nettement siffler de nombreuses balles. J’avais été très bien repéré et très probablement par un mitrailleur ennemi. J’ai donc attendu un instant que cessât ce sifflement au-dessus de ma tête pour bondir vivement hors de cette tranchée. Il était visible que le plus grand nombre de soldats ennemis avaient abandonné leurs tranchées de première ligne pour se réfugier en arrière avant que nous y fussions arrivés. Il est vrai aussi que nous arrivions en deuxième vague.

Malgré les 70 heures de bombardement préparatoire il est certain que notre avance extrêmement rapide avait surpris les Boches puisqu’ils furent dérangés au moment où ils se préparaient un bon petit déjeuner. Un grand chaudron, plein d’un odorant chocolat était sur le feu lorsque nous arrivâmes à environ un kilomètre en arrière de leurs premières lignes de tranchées. Je vis des monceaux de mausers brisés en deux, à la culasse, par les assaillants de la première vague d’assaut.

Tandis que nous nous précipitions vers leurs premières lignes de tranchées, nous les avions vus, les Boches, qui s’enfuyaient vers l’arrière, un peu en débandade, et cela nous donnait encore plus de courage. Mais, après les tranchées, nous trouvâmes des artilleurs ennemis qui ne cessèrent de tirer jusqu’à ce que nous fussions sur leurs pièces, des 77 dont les obus éclataient presque au sortir de leurs tubes. Bientôt les Boches ne bougèrent plus. Ils avaient laissé pas mal de munitions. Nous avancions toujours, très rapidement et l’arme à la bretelle. 

Bientôt nous fîmes des quantités de prisonniers. Ils avaient de très beaux gourbis garnis à l’intérieur d’une belle tôle ondulée disposée en demi-cylindre, et très allongés. Nous n’avions jamais vu de gourbis aussi confortables chez nous. Or ces beaux gourbis étaient pleins de feldgrau[1] qui avaient déposé toutes leurs armes à notre arrivée, ne conservant que leur petit bidon ovale en aluminium et une petite musette, le tout suspendu à des crochets qui étaient fixés à leur tunique. Ils ne se faisaient pas prier pour tenir leurs deux bras levés en l’air. Nous n’avions qu’à les faire sortir du gourbi et à les aligner quatre par quatre pour les emmener vers nos anciennes lignes sous la garde de quelques poilus. Un camarade que je connaissais bien s’approcha de l’un de ces prisonniers et osa lui demander des cigarettes ; immédiatement le feldgrau plongea une main dans une poche de sa tunique et en sortit une poignée de cigarettes qu’il lui tendit. À cet instant, le lieutenant Boyer qui avait été témoin de cette scène s’avança et, après un juron d’indignation, ordonna au quémandeur de remettre ces cigarettes au prisonnier, ce qu’il fit aussitôt avec un air penaud.

À ce moment, nous nous trouvions dans une sorte de petit vallon planté de pins et même orné de fleurs en certaines parties. Visiblement c’était un endroit qui était utilisé par l’ennemi comme un lieu de demi-repos pour ses hommes qui occupaient les premières lignes. Ce coin de fraîcheur était abrité par un haut talus du côté de nos propres lignes ; là s’ouvraient ces beaux abris dont je vous ai parlé plus haut. Nos groupes de prisonniers ayant remonté le talus pour être dirigés vers nos lignes, il se produisit, dans ce vallon, toute une série d’explosions terribles, telles que je n’en avais jamais vu de pareilles. Je me demandais ce qui arrivait ; on parlait de mines. Je voyais des pins subitement dépouillés de toutes leurs branches par une seule explosion. Nos officiers avaient reconnu, eux, que nous nous trouvions sous le feu du 75, ce terrible petit canon français. Aussitôt, détachant le petit fanion que chacun de nous portait sur le dos de son sac, nous le fixâmes au bout de nos fusils et de nos baïonnettes et, par un mouvement vertical, de bas en haut, nous demandions à nos artilleurs d’allonger le tir. L’avion qui nous survolait n’était pas trop haut pour ne pas nous apercevoir et observer les signaux que nous faisions sans nous lasser mais le ciel était extrêmement brumeux et il pleuvait. Il y eut beaucoup de victimes du feu trop court de nos artilleurs qui, sans doute, n’avaient pu s’imaginer que notre avance eût été aussi grande et aussi rapide. Ordre nous fut donné de quitter le vallon de la mort et de regrimper au haut du talus. C’est ainsi que se termina cette journée d’avance triomphale.

Même après que nous fûmes en tirailleurs tout en haut de ce talus, notre 75 poursuivait son carnage dans le vallon que nous venions de quitter et, tandis que chacun s’occupait activement à creuser cette terre champenoise pour s’y faire un abri contre les balles qui ne cessaient de siffler sur notre gauche, les plus mauvaises nouvelles circulaient de l’un à l’autre : celui-là venait d’avoir la tête emportée, celui-ci que nous avions vu quelques instants auparavant venait d’être mis en morceaux, le cycliste de notre Cie, un Russe nommé Kaulakoff, je crois, venait, lui aussi d’être mis en pièce par un obus de 75. Etc., etc. Pour ne parler que de ceux que chacun d’entre nous connaissait. Drôle de travail quand nos propres artilleurs tirent, sans le savoir, sur leurs camarades fantassins, avec leur terrible 75.

Nous nous activons toujours à creuser, côte à côte, un élément de tranchée et les balles sifflent toujours au-dessus de nos têtes. Elles viennent d’une espèce de fortin ennemi qui est devant nous là-bas à gauche. Tous les assauts  dans sa direction ont, jusqu’à présent, échoué et le terrain devant lui est jonché de cadavres en bleu-horizon.

Des camarades se hasardent à redescendre dans le petit vallon pour y reconnaître des camarades morts et pour y récupérer des vivres dont ils n’auront plus besoin. Sur le haut du talus quelques-uns de nos camarades sont encore blessés par des balles ; l’un d’eux, à côté de moi vient d’en recevoir une dans le ventre. Deux ou trois prisonniers allemands sont amenés près de nous ; je me demande d’où ils sortent ceux-là et qui les a dénichés. Le lieutenant Boy, Commandant de notre compagnie, révolver au poing en harangue un en allemand et a l’air furieux mais nous ne comprenons pas un mot de ce qu’il lui dit. Celui-là est, je crois, un feldwebel[2]. Ce lieutenant Boy qui nous faisait bien rigoler dans ses exercices d’équitation et qui avait été baptisé “le père La Trouille” je ne sais trop par qui ni pourquoi n’a pas du tout l’air d’avoir “les foies” en ce moment et nous sommes tous d’accord pour convenir qu’il ne méritait pas le surnom qui lui avait été donné.

Un autre prisonnier allemand s’est assis par terre tout près de nous et il pousse des cris aigus de frayeur lorsque les balles sifflent trop près de sa tête. Quelques-uns d’entre nous lui disent qu’il n’a pas de raison d’avoir aussi peur de ces balles puisque ce sont ses propres copains d’en face qui les lui envoient. Mais il ne comprend pas le français et nul d’entre nous n’est capable de lui dire la chose en allemand. D’ailleurs, lui et ses deux camarades, ne sont pas restés longtemps exposés aux balles, ils ont été peu après dirigés vers l’arrière. Je crois que celui qui poussait des cris près de nous a reçu une balle au pied, il boitillait en grimaçant. Notre camarade qui venait de recevoir une balle dans le ventre a été étendu dans une toile de tente et ce sont nos trois prisonniers allemands qui ont été chargés de le transporter en se retirant à l’arrière, accompagnés d’un poilu.

Avec la nuit qui tombe le ciel déverse sur nous des torrents de pluie et cela continue pour la plus grande partie de la nuit. Nous sommes assis ou accroupis dans la gadoue et trempés comme des éponges. Notre journée du 26 ne s’ouvre pas sous de bons auspices ; bien moins bons que ceux de la journée précédente. En bas de notre haut talus et au-delà de ce vallon où tant des nôtres ont été massacrés la veille s’étend un terrain dénudé qui monte jusqu’à une crête. Dès que le jour se lève, ordre nous est donné de redescendre dans le vallon et de nous avancer en tirailleurs jusqu’à cette crête.

Dès que nous y sommes arrivés nous plaçons nos havresacs devant notre tête et, couchés à plat ventre, nous utilisons nos pelles-bêches pour creuser un peu la terre et abriter un peu au moins nos têtes car les artilleurs ennemis nous ont fort bien repérés et de gros obus, des marmites nous tombent dessus sur toute la ligne. C’est à peine si nous pouvons, de temps à autre, manœuvrer nos pelles-bêches car les éclatements des marmites, tout près de nous, nous obligent, à chaque instant, à coller notre visage sur la terre. C’est un vrai massacre. Un grand nombre d’entre nous sont blessés. Et, devant nous, sur la pente, nous apercevons des réseaux de barbelés qui protègent les tranchées ennemies et qui n’ont pas été détruits par notre bombardement de 70 heures. Nous regrettons amèrement que le tir de nos 75 qui ont massacré la veille n’eût pas été allongé de cinq ou six cents mètres.

Pourquoi aussi, a-t-on attendu qu’il fît jour pour nous faire avancer jusqu’à cette crête où l’ennemi a pu nous repérer très exactement et où nous constituons pour lui une cible idéale ? Ça marchait trop bien au départ, hier matin, et maintenant nous voici en mauvaise posture. Que de pauvres poilus périssent en vain par manque de prévoyance ! J’avais déjà une légère blessure par éclat d’obus, au côté droit, avant de partir à l’attaque et, en ce moment, elle suppure sous le pansement. En ce moment, un éclat de marmite me déchire largement le pantalon et ne fait qu’érafler mon épiderme. Peu après un autre éclat s’enfonce dans le haut de ma cuisse droite, au-dessous de la fesse. Redoutant que cette dernière blessure me gêne trop dans mes mouvements, je me suis dirigé vers le poste de secours. Après un premier pansement provisoire, j’ai pu, par mes propres moyens, revenir en arrière jusqu’à Perthes. Là, une ambulance m’a pris et m’a emmené jusqu’à Suippes où j’ai été placé dans un train qui m’a transporté jusqu’à Lyon où je suis arrivé le 29. J’ai été hospitalisé à l’Hospice de la Charité, Salle Saint Augustin, Lit 12.

[1] Sous-officier de l’armée allemande, équivalent à sous-lieutenant.

[2] Nom donné aux soldats allemands, et par extension à la couleur verdâtre de leurs uniformes.

1er Octobre 1915, À mes Parents

Tout va bien. La blessure n’est pas grave. Dès ce soir, probablement, je vais être évacué dans une ambulance des environs de Lyon. Je ne m’ennuie pas ; je passe mon temps à lire et à dormir. Je trouve le lit bien doux car voilà six mois que je couchais à même la terre avec, de temps à autre, un peu de mauvaise paille.

2 Octobre 1915, À mes Parents

Comme je le prévoyais hier, j’ai été transporté de la Charité à une Ambulance de la Demi-Lune. La blessure ne m’empêche pas de marcher. L’éclat s’est logé dans une région charnue.

Je suis en bonne santé, bien soigné et même choyé par les dames infirmières bénévoles. Ce sera peut-être entièrement guéri d’ici deux ou trois semaines et je pense pouvoir alors passer sept ou huit jours avec vous, à la maison, avant de rejoindre un dépôt.

Ambulance de la Demi-Lune, Salle du Patronage, Lyon, Rhône

3 Octobre 1915, lettre reçue d’Hervé

Lettre de son frère aîné Hervé Vergne (page 1) • Collection Sylvette David
Lettre de son frère aîné Hervé Vergne (page 2) • Collection Sylvette David
Lettre de son frère aîné Hervé Vergne (page 3) • Collection Sylvette David

3 Octobre 1915, lettre reçue de Joseph Mary

Il a été Dimanche dernier à Quintenas où il est venu voir son vieux père. Il a fait en même temps un petit tour du côté de Montjoux pour prendre des nouvelles de mes parents. Ils se portent bien et ont parlé de moi. Il a même pris connaissance de quelques-unes de mes lettres. Il a apprécié mon courage, mon ferme caractère et mes glorieuses blessures qui ne me laisseront qu’une cicatrice bénigne.

Il souhaite de tout cœur que la guerre se termine au plus vite et qu’il ait bientôt le plaisir de me dire de vive voix ses plus sincères félicitations.

Il est toujours civil ; il appartient pour l’instant à une classe d’Auxiliaire non appelée.

Il me joint 5 francs pour me permettre d’adoucir un peu les longueurs de mes journées d’hôpital.

Joseph Mary, chez Mme Louisson, Cité Jeanne d’Arc, La Terrasse, St Etienne (Loire)

4 Octobre 1915, À mes parents

J’ai reçu la visite de Jeanne Persoud et de sa mère hier, Dimanche. J’ai été surpris de les voir car je ne leur avais pas écrit encore pour leur dire que j’étais à Lyon. Maintenant, elles pourront vous dire elles-mêmes que ma blessure est légère et que je vais bien.

D’ici deux ou trois semaines je pourrai probablement aller vous voir. Ici, nous sommes soignés et servis comme des princes. Nous avons de quoi lire et des jeux.

Un frère est aussi venu me voir à l’Ambulance. Je leur avais écrit que j’étais là.

4 Octobre 1915, À mes parents

J’ai reçu hier une lettre d’Hervé. Je suis en bonne santé et ma blessure est bientôt guérie. Le pansement a été renouvelé hier. Ici, nous ne sommes pas comme dans un hôpital. La poste est ouverte toute la journée aux visiteurs et nous pouvons sortir nous aussi à condition d’en informer nos infirmières. On a de quoi se distraire et le temps passe très vite, trop vite même.

Je n’ai pas besoin d’argent. Je n’en dépense pas, j’ai tout ce qu’il me faut. Si Hervé a l’intention de venir me voir ici, j’en serai très heureux. Mais j’irai bientôt à Montjoux.

8 Octobre 1915, À mes parents

Je suis en excellente santé, tout va bien. Nous sommes soignés comme des princes et le temps passe vite à la Demi-Lune.

Nous avons été photographiés en groupe avec nos infirmières. Si Hervé vient me voir je lui remettrai ces photos.

Un bruit a couru, hier, suivant lequel les blessés de la Demi-Lune seraient évacués ailleurs pour faire place à de nouveaux arrivants. Je pense que cela ne sera pas avant la semaine prochaine, dans le cas contraire je vous avertirai par télégramme afin qu’Hervé ne fasse pas un voyage pour rien. Les Frères m’ont écrit qu’ils avaient fait une demande pour me faire transférer à Caluire où ils ont aussi une Ambulance pour les blessés.

Ambulance de la Demi-Lune - Jean est à gauche, tenant le drapeau • Octobre 1915 • Collection Sylvette David

12 Octobre 1915, À mon frère

Merci de ton aimable visite et de tout le plaisir que tu as voulu me donner dans la journée de Dimanche. Ça va pour le mieux ; le pansement a été renouvelé ce matin.

J’ai reçu une lettre de Jeanne Persoud. Elle regrette de ne pas t’avoir vu. Elle me donne l’adresse de l’ancien patron du cousin de Vers afin que je puisse aller le voir et lui donner des nouvelles Dimanche prochain.

Je viens de recevoir les photos dont je t’avais parlé. J’en envoie une aux cousines Persoud. Dans une quinzaine peut-être je serai à Montjoux. Je vais préparer un petit tapis comme les blessés en fabriquent et je vous l’apporterai avec d’autres babioles en perles.

16 Octobre 1915, courrier de Jeanne Persoud

Elle m’attend Dimanche à midi. Elle regrette de n’avoir pas été à la maison lors de ma dernière visite.

Elle me prie de passer chez M. Perroud, 162 avenue Victor Hugo (boulangerie coopérative) et de leur apporter de ses nouvelles Dimanche.

Elle me donne l’adresse de François Voulouzan à La Saulsaie par Montluel (Ain)

17 Octobre 1915, lettre d’Hervé

Il a reçu ma lettre et mes photos. Il est content de son voyage et de notre sortie Dimanche. Il a pu rencontrer Damon, son ancien patron, en revenant de la Demi-Lune, 21 rue Childebert. Il a raté son train de midi et demi et a dû attendre jusqu’à 5h pour en avoir un autre. Bien qu’il ait eu le ½ tarif pour venir, il a dû payer place entière au retour. Il aurait dû faire viser sa feuille à l’hôpital ou à l’Ambulance. Ne l’ayant pas fait, il a dû payer 4 francs.

Arrivé à Annonay à 8h, il a fait route jusqu’à Quintenas avec le boucher qui était en permission de 6 jours.

Il a rencontré à Annonay plusieurs permissionnaires de Quintenas, presque tous ayant été blessés ou malades : Gagnaire Alexandre[3], Juillat Ferdinand[4], Buisson[5] de l’Hautoire. Tous m’envoient le bonjour. Plusieurs morts encore à Quintenas : Crémilleux dit “Chanchois” du Marthouret[6], ex-réformé qui était parti avec Émile Vergne[7] – Géry[8], l’ex-séminariste qui avait été décoré de la médaille militaire, de la Croix de guerre, après plusieurs citations, il était sous-lieutenant. Sont présumés perdus : Bonnet[9] des Fans ou Pique-Châtaigne dont deux frères sont morts déjà. Ces Bonnets sont nos cousins. Jean-Marie Duchamp[10], le gendre de Pierre Caillet, blessé très gravement et dont on est sans nouvelles depuis quelques temps. Cela porterait le nombre de morts de la guerre à 25 pour une commune de moins de 900 habitants. Les paysans trinquent dur (2,25 %). Et la guerre n’est pas finie.

Quand je viendrai je goûterai le vin nouveau. Il est prévu que lorsque je viendrai à Quintenas nous nous ferons photographier en famille.

[3] Fils de Henri et Annette Gagnère de Chizaret

[4] Fils de Marie Juillat, domiciliée route d’Ardoix. Il sera tué le 24 mars 1916 à Fey-en-Haye (Meurthe-et-Moselle).

[5] Fils de Joseph Buisson, fermier à Lhotoire. Il sera tué le 14 mars 1916 à Douaumont (Meuse).

[6] Probablement Joseph Crémilleux demeurant à La-Font-du-Roi.

[7] Cousin germain de Jean, tailleur, époux de Clémence Couix, domicilié dans la Grande Rue.

[8] Gabriel Géry, fils d’un premier mariage de Félicie Dory du Vignet, tué le 25 septembre 1916 à Souchez (Pas-de-Calais).

[9] Auguste Bonnet, fils de Jean-Pierre et Thérèse Bonnet des Fants (Pique-Châtaigne), tué le 15 octobre 1915 à Souain (Marne). Son frère Pierre a été tué entre le 20 septembre et le 3 octobre 1914 à Confrécourt (Aisne). Leur demi-frère, Ferdinand, est mort le 15 juillet 1915.

[10] Époux d’Augustine Caillet, domicilié à Brun, tué le 2 octobre 1915 à La Chalade (Meuse).

20 Octobre 1915, courrier de mon père

Mon père et ma mère étaient à Annonay hier ; ils y avaient apporté un peu de vin qu’ils avaient vendu.

Tous sont en assez bonne santé pour le moment. Ils ont vu à Annonay beaucoup de soldats en permission dont certains étaient coiffés du nouveau casque dont je leur avais parlé.

20 Octobre 1915, À mes Parents

J’ai dîné[11] Dimanche dernier avec les cousines Persoud. Nous ne sommes pas sortis en ville car je n’avais ma permission que jusqu’à 4h ½. Jeanne m’a accompagné jusqu’à la place Bellecour où j’ai pris le tram.

La blessure est à peu près guérie. Hier on ne m’a pas remis de pansement. Demain on me proposera, sans doute, pour aller passer une visite à la Charité et, dans une dizaine de jours je monterai vous voir pour huit jours. Ensuite, je crois que je devrai descendre à Marseille. Le Dépôt du 415e est par là-bas comme celui du 141e. On envoie en ce moment des troupes vers les Balkans ; il serait donc possible qu’on m’y envoie.

[11] déjeuné

22 Octobre 1915, À mes Parents

Ce matin j’ai été inscrit pour descendre passer une visite à la Charité. On me donnera probablement les 7 jours de “perm”. Le petit trou que j’avais à la cuisse s’est bien refermé et cicatrise !

Voulouzan m’a écrit aujourd’hui ; il veut venir me voir. Je dois descendre Jeudi prochain chez les cousines Persoud où il doit venir me rejoindre à l’heure que je lui ai indiquée.

Je dois passer à la visite Mercredi prochain.

J’approuve votre projet de nous faire photographier tous ensemble en famille. Il y a déjà si longtemps qu’on voulait le faire.

Donc je serai sûrement avec vous dans une quinzaine de jours. Comme le dit bien Hervé j’arriverai à point pour pouvoir manger des “rôtillées” avec vous en goûtant le vin nouveau.

22 Octobre 1915, À mes Parents

Je suis descendu hier Mercredi pour passer une visite à la Charité. J’ai indiqué que je ressentais quelque chose dans la cuisse, surtout en montant un escalier. Le chirurgien a décidé que je devrais passer à la radiographie pour le repérage d’un éclat demeuré dans la cuisse. Après quoi on me ferait une incision pour le retirer. S’il en est ainsi mon séjour à Lyon pourra se prolonger d’environ un mois.

Ne pouvant aller voir les cousines Persoud aujourd’hui comme c’était prévu puisque je suis retenu à la Charité, je les ai prévenues que dans le cas où je ne pourrais me rendre chez elles, 83, rue Boileau, elles veuillent bien dire à Voulouzan que je serais heureux de le voir s’il pouvait venir lui-même à la Charité.

Je me trouve à côté d’un camarade qui était avec moi à la Demi-Lune et qui était descendu à la Charité il y a trois ou quatre jours pour une opération qu’il a subi à présent.

Je ne sais plus quand je pourrai venir à Montjoux maintenant. Aussitôt que je serai fixé je vous le dirai. Pas d’inquiétudes.

29 Octobre 1915, lettre de Jeanne Persoud

Elle a reçu ma carte du 27. Elles supposent que je suis toujours à la Charité ne m’ayant pas vu arriver hier. Elles attendent d’autres nouvelles de moi. Sa mère m’a attendu en vain. Voulouzan lui non plus n’est pas venu.

Mme Perroud est venue leur apporter des chrysanthèmes qu’elles doivent porter Dimanche à Meyzieu sur la tombe de M. Persoud.

Lundi elles veulent monter à la Demi-Lune, je dois leur dire si elles peuvent y venir

2 Novembre 1915, À mes Parents

Je suis toujours à la Charité. La radiographie a décelé un petit éclat d’obus demeuré dans la chair. On doit me faire une deuxième radiographie pour bien fixer l’endroit où est l’éclat avant de faire une incision pour le retirer. Tout va bien, la jambe ne me fait pas mal.

Je suis monté à Caluire pour la première fois aujourd’hui et j’y ai rencontré de vieilles connaissances. Je n’ai pas pu voir les cousines Persoud depuis le 24 Octobre. Voulouzan n’est pas venu.

Je suis bien soigné par les bonnes sœurs de la Charité qui me donnent à copier des cantiques. Cela me fait passer le temps. Je suis dans la même salle qu’un de mes camarades de la Demi-Lune.

J’irai voir les cousines Persoud après-demain, Jeudi, si je me trouve libre.

Maintenant je ne compte plus pouvoir aller à Montjoux avant la fin de l’année.

Le jour de la Toussaint je suis allé à l’enterrement d’un brave Clairon du 140e R.I. mort des suites de sa blessure dans la salle où je suis. J’avais des lettres pour remettre à sa famille mais aucun de ses parents n’était venu à son enterrement.

On vient de me dire qu’au moins les deux tiers des hommes de mon régiment étaient disparus ou blessés. Il paraît que le 14e Corps est à présent à Belfort. J’ai écrit à mon Ss-Lieutenant Chef de Section et à mon Sergent pour avoir des nouvelles de ma compagnie car je n’ai rencontré aucun soldat de mon régiment après la journée du 26 Septembre.

6 Novembre 1915, À mes Parents

J’ai été opéré hier. On m’a retiré un petit éclat d’obus. Je suis resté au lit jusqu’à ce matin. Maintenant ça va. Ce goût de l’éther que je n’aime pas a disparu. D’ici deux ou trois jours je remonterai à la Demi-Lune.

Je suis allé voir les cousines Persoud la veille de mon opération. Maintenant j’en aurai encore pour un mois à la Demi-Lune et après huit jours de permission à Montjoux, il faudra redescendre au dépôt.

Peut-être ne serai-je pas à nouveau sur le front avant la fin de Février. C’est pour moi de la chance car je crains moins les balles et les obus que les rigueurs de l’hiver. Il y a de pauvres poilus qui ont les pieds gelés en hiver.

J’espère qu’au printemps prochain on ira de l’avant et que la Victoire viendra couronner les efforts des Français et de leurs alliés. Les hommes ne poussent pas comme des champignons et les Boches en perdent plus que nous, je crois.

Hospice de la Charité, Salle Saint Augustin, Lit 26

14 Novembre 1915, lettre de mon Père

Pas de nouvelles de moi cette semaine mais ils ont reçu une carte de l’Hospice de la Charité informant que mon état est satisfaisant et en bonne voie de guérison. Mais le temps leur paraît long lorsqu’ils passent huit jours sans recevoir une lettre ou une carte de moi.

Hervé m’a écrit [j’ai bien reçu sa lettre avec un mandat de cinq francs].

Mon père a beaucoup de travail ; il arrache les pommes de terre même le Dimanche. Il en a ensemencé à Montagnon, à l’emplacement de l’ancienne vigne de Misery. C’est la première année qu’il doit faire tout le travail à lui seul. C’est dur.

La guerre sera peut-être terminée, me dit-il, avant que je remonte au front. Alphonse[12] et Crouzet sont à Belfort.

[12] Alphonse Vergne, cousin germain de Jean, fils de son oncle Fortuné, domicilié à Annonay.

15 Novembre 1915, À mes Parents

J’ai reçu la lettre d’Hervé Dimanche dernier. Je suis en bonne santé ; tout va bien. Je pensais que j’allais remonter à la Demi-Lune mais on ne me dit rien. Peut-être va-t-on me garder ici, à la Charité. Cela m’est égal car je suis aussi bien ici que là-haut. Je lis et j’écris, je joue aussi aux dames avec des camarades.

Je n’ai pas vu les cousines Persoud depuis une dizaine de jours mais je leur écris.

19 Novembre 1915, courrier de Jeanne Persoud

Elle m’invite à venir déjeuner chez elle Dimanche prochain. Elle me demande de leur donner de mes nouvelles. Si je remonte à la Demi-Lune elle et sa mère y reviendront me voir.

23 Novembre 1915, À mes Parents

Je suis à nouveau à la Demi-Lune depuis avant-hier soir. Je suis en bonne santé ; tout va pour le mieux. Je pense être à la maison dans un mois. J’ai fini par rencontrer des anciens camarades du 415e. Je suis allé à l’Hôtel Dieu où j’ai demandé la liste des blessés de la 11e Cie du 415e qui sont arrivés à Lyon après le 26 Septembre. C’est ainsi que j’ai trouvé six camarades dont deux de mes meilleurs copains, un surtout que j’aimais bien. Il paraît que tous les officiers sont morts ou blessés sauf le vieux Lieutenant Boy qui commandait la 11e Cie et qu’on avait baptisé injustement “Le Père La Trouille” car il se montra très courageux au cours de l’attaque.

Vous savez que le 14e Corps a été cité à l’Ordre du Jour, puis la 27e Division (la mienne) et enfin le 415e R.I. dont le drapeau a été décoré de la Légion d’Honneur.

Le plus grand nombre des hommes du 415e qui se sont tirés indemnes de l’attaque ont été décorés de la croix de guerre.

En ce moment il ne fait pas chaud à Lyon, heureusement que nos salles sont très bien chauffées. Je voudrais bien avoir une quinzaine de jours de permission. Je dirai au Commandant Major que depuis mon incorporation au début de Décembre 1914 jusqu’à ce jour je n’ai pu bénéficier d’aucune permission même pas de 24h. La Sœur Mère de ma salle ne manquera pas de m’aider à ce sujet.

27 Novembre 1915, À mes Parents

Je vous demande de bien vouloir m’excuser si je vous écris moins souvent et moins régulièrement. Je suis en bonne santé, vous savez que je suis bien et que je n’ai pas grand chose à vous raconter. Ce n’est plus comme sur le front où la correspondance est presque l’unique consolation du poilu.

Je suis revenu à la Demi-Lune le 20 Novembre. Je pense que je n’ai guère plus de huit jours à passer ici. Hier je suis descendu à la Charité où Voulouzan m’avait donné rendez-vous. Nous avons bien causé pendant tout l’après-midi.

Demain, Dimanche, nous devons nous retrouver chez les cousines Persoud. Il fait très froid et il a neigé.

J’ai retrouvé mon plus grand ami de la 11e Cie du 415e, Joseph Vidal, de Montagnac (Hérault). Il marche encore avec des béquilles.

Un de mes anciens sous-officiers que nous avions surnommé l’Adjudant “Pas”, l’Adjudant Angeli a été cité à l’Ordre du Jour de l’Armée. Je suis toujours sûr de remonter au front et j’espère toujours en revenir. Certains hommes politiques pensent que la guerre peut durer encore deux ans. Mois j’espère bien qu’elle finira cette année 1916.

29 Novembre 1915, lettre de mon frère

Il m’adresse un petit reproche : les parents sont restés presque 15 jours sans avoir de mes nouvelles. Je n’avais écrit qu’à lui mais il est pendant toute la semaine à Annonay et n’a pu leur montrer ma lettre. Il espère que je pourrai obtenir un congé de convalescence. Il faut pour cela, croit-il, une demande des parents. Au début, me dit-il, c’était assez compliqué. On n’accordait pas, par exemple, de congé de convalescence à ceux dont la famille touchait l’allocation parce qu’elle était jugée trop pauvre pour pouvoir nourrir un soldat. Cela s’est amélioré depuis. Le moment venu je n’aurai qu’à le dire et le nécessaire sera fait.

Il fait assez froid en ce moment : plusieurs degrés en-dessous de zéro. L’hiver s’annonce précoce et rigoureux. Il plaint ceux qui doivent le passer dans les tranchées. Louison Faurie[13] est sérieusement malade et on dit qu’il ne s’en tirera pas. Son fils Gabriel[14] est en permission depuis Dimanche pour huit jours.

[13] Cultivateur à Brun. Il est mort le 6 décembre 1915 à 59 ans.

[14] Gabriel Forie sera tué le 11 juin 1916 dans le secteur d’Ecafaut dans l’Oise, à l’âge de 20 ans.

29 Novembre 1915, À mes Parents

J’étais hier chez les cousines Persoud où j’ai trouvé François Voulouzan. Nous avons bien bavardé pendant tout l’après-midi. Voulouzan était venu de la Saulsaie pour aller chez le dentiste. On doit se retrouver demain à la Charité et nous causerons avec une sœur qui me soignait et qui est de Satillieu. J’ai causé aussi avec le frère de cette sœur qui était un ami de Marius Seux[15] au 52e R.I. et qui est soigné à la rue Boileau. Il m’a fait goûter le vin nouveau du pays.

Je suis en bonne santé mais un peu enrhumé et j’ai des orgelets. L’entaille faite à la cuisse est complétement cicatrisée. Mon séjour à Lyon touche donc à son terme. Le soldat en convalescence touche une solde journalière spéciale qui lui est remise à la fin du temps qui lui a été accordé.

Je suis à peu près sûr de ce que je dis là. Je regrette seulement d’arriver chez vous à une période où les travaux sont terminés. Mais je pourrai encore vous faire du bois. Il a fait assez froid ici. Maintenant le temps s’est un peu radouci. J’espère bien que c’est le dernier hiver en guerre.

Émile Mosnier[16] est en permission. Il est venu voir Hervé Dimanche et ils sont restés toute la journée ensemble. Louison Faurie[17] est très malade. D’après ce qu’à dit le médecin, on ne croit pas qu’il s’en tire. Gabriel[18], qui était en permission, est reparti à Marseille rejoindre son bataillon. Il a dit que peut-être ils iraient en Serbie.

Alexandre Gagnaire[19] qui avait été blessé étant au 112e R.I. est parti rejoindre le 173e R.I. à Corte après 15 jours de permission. Ne pouvant s’habituer il a demandé à être versé aux Zouaves mais il a été affecté au 5e Colonial à Toulon. Il est venu en permission de 24h et repart pour la Serbie.

Laurent Merle[20] est, lui aussi, parti pour la Serbie.

Mon père m’envoie un certificat que je pourrai présenter au Major pour obtenir une permission de convalescence.

[15] Fils de Jean-Baptiste et Marie Rosalie Seux, cultivateurs aux Rampeaux.

[16] Fils de Jean Louis et Marie Julie Mosnier, cultivateurs à Cornasta.

[17] Cultivateur à Brun. Il est mort le 6 décembre 1915 à 59 ans.

[18] Gabriel Forie sera tué le 11 juin 1916 dans le secteur d’Ecafaut dans l’Oise, à l’âge de 20 ans.

[19] Fils de Henri et Victoire Gagnaire, cultivateurs à Chizaret.

[20] Époux d’Augustine Merle, domicilié chez ses beaux-parents, Augustin et Marie Coutier, cultivateurs à Montjoux.

3 Décembre 1915, À mes Parents

J’ai bien reçu les papiers qui me serviront lorsque je passerai à la visite. Je ne pourrai venir à Montjoux avant une dizaine de jours.

5 Décembre 1915, lettre d’Hervé

Tous les blessés ont droit à 6 jours de permission avant de rejoindre les dépôts. Ceux qui ont été gravement blessés peuvent obtenir des congés de convalescence d’un mois et même davantage. Il n’est absolument pas sûr que les parents doivent en faire la demande. Peut-être n’est-ce pas nécessaire.

Il y a beaucoup de permissionnaires ces jours-ci. Alphonse[21] Vergne est venu pour six jours mais il ne l’a pas vu. Brias[22] du Marthouret, Cluzel[23] de Maure, Émile Cécillon[24], Louis Auternaud[25] dit “Pépin”, Jean Merle[26] de Brun, Émile Mosnier[27] son conscrit (le 1er des 13 qui soit venu). Il a passé la journée de Dimanche en sa compagnie et l’a accompagné à la gare. Il a bonne mine et dit qu’il ne s’en fait pas. En général ils sont tous comme lui.

Le frère d’Émile Mosnier, Jean, est également arrivé cette semaine, il est réformé n° 1. Il avait été blessé gravement et il passait pour mort. Sa dernière blessure, à la tête, lui a laissé un bras paralysé. Il a aussi beaucoup de difficultés à parler.

Les cousines Persoud sont bien gentilles et nous ont toujours fait très bon accueil lorsque nous sommes allés les voir. Il y est allé assez souvent lorsqu’il travaillait à Lyon et il a souvent déjeuné ou dîné avec elles. Il désirait leur écrire mais il se sent si paresseux à prendre la plume. Il pense que je serai à la maison dans 3 semaines.

Il est bien vrai, me dit-il, que le soldat en congé de convalescence touche une solde spéciale qui est, croit-il, de 25 sous par jour. Mais il croit que ceux qui ne viennent que pour une permission de 6 jours ne touchent rien.

Il a fait froid à Montjoux. Il y gelait les dimanches, habitué qu’il est de travailler au chaud pendant la semaine. Mais le temps a changé maintenant. Il y avait eu jusqu’à -12° Dimanche dernier au matin. Et lundi à midi il y avait +12° à +15°.

[21] Alphonse Vergne, cousin germain de Jean, fils de son oncle Fortuné.

[22] Auguste, fils de feu Jean et de Marie-Reine Brias. Il sera tué le 7 mai 1916 à Douaumont (Meuse).

[23] Paul Régis, fils de Pierre Régis et Marie Julie Cluzel, fermiers à Maure.

[24] Est-ce un fils de Pierre, maçon, et Marie Félicie Cécillon, domiciliés dans la Grande rue ?

[25] Fils de Célestin, journalier, et Marie Auternaud, domiciliés dans le quartier Sud (actuelle rue de la Chapelle).

[26] Non identifié. Le Merle de Brun se prénomme Pierre Auguste : est-ce un frère ?

[27] Fils de Jean Louis et Marie Julie Mosnier, cultivateurs à Cornasta.

7 Décembre 1915, À mes Parents

J’ai reçu la lettre d’Hervé ce matin. Avant-hier après-midi j’étais chez les cousines Persoud.

Aujourd’hui je suis allé à l’enterrement du Directeur de l’École Libre de la Demi-Lune. Il allait bien il y a juste huit jours et il accompagnait à l’orgue les chants des blessés du Patronage.

Dimanche dernier, à la Demi-Lune, une messe a été célébrée pour le départ des conscrits de la Classe 1917. Nous avons suivi leur défilé et sommes entrés avec eux à la Cure où M. le Curé et M. le Maire nous ont offert vin blanc, brioches et cigarettes. Dans une courte allocution, le Maire a dit qu’il pensait bien qu’ils ne monteraient jamais au front parce que la guerre serait finie. Je l’espère moi aussi et je pense que tout sera terminé au printemps prochain.

Avant l’attaque de Champagne on nous disait : « On va donner un coup formidable sur tout le front. Tout est si bien préparé que l’on est sûr de réussir. On doit pousser les Boches jusqu’à la frontière et, si ce coup ne réussit pas, il n’y aura plus grand chose à espérer ». Ce n’a pas été du tout ce qu’on croyait. 1° L’attaque ne s’est pas faite sur tout le front. 2° Les premiers retranchements ont été aisément conquis mais les seconds ont résisté et nos troupes déjà désorganisées ont été obligées de s’arrêter tout en maintenant les positions conquises. Ce fut un succès, bien entendu, mais il était impossible qu’il en fût autrement vu la forte préparation et la supériorité numérique des troupes françaises. Mais ce n’est pas avec des attaques comme celle-là qu’on obtiendra la Victoire décisive. On nous avait dit que le vaguemestre de notre bataillon nous apporterait notre courrier à Sedan et il a dû se contenter de l’apporter à Caluire. Ce qu’on aura simplement obtenu ce sont des positions meilleures en Artois et en Champagne. Les Boches occupaient toutes les crêtes d’où ils nous lançaient bombes et torpilles. Maintenant ce sont les Français qui les tiennent. Il s’agit pour eux de les conserver.

Je me demande ce qui se passe ou va se passer dans les Balkans. La guerre a éclaté dans cette région ; souhaitons qu’elle prenne fin aussi dans cette région. En ce qui me concerne cependant, je préfère remonter sur le front français que partir là-bas. C’est le contraire de ce que je pensais il y a quelques mois.

Les cousines Persoud montent à la Demi-Lune Dimanche prochain ; je dois les rencontrer chez l’ancien patron de Louis Voulouzan[28], M. Perroud.

[28] Non identifié.

10 Décembre 1915, courrier de Jeanne Persoud

Elles ne monteront pas à la Demi-Lune Dimanche comme il avait été prévu. Elle me dit de prévenir M. Perroud en me promenant. Si je descends à Lyon, elles m’invitent à prendre le café avec elles. Elles monteront à la Demi-Lune le Dimanche suivant.

12 Décembre 1915, lettre d’Hervé

Il voit bien que je ne serai pas à Montjoux avant la Noël. Il y a toujours beaucoup de permissionnaires au pays : Émile Guigal[29], Marius Rey[30], Crémilleux “Chanchois”[31], Fraud le buraliste[32], Jean Faurie[33], Auguste Faurie[34].

Cette semaine on a enterré le père Louison Faurie. Son fils Jean a pu venir pour l’enterrement. Auguste qui venait du front est arrivé deux jours après. Gabriel qui croyait aller en Serbie a quitté Marseille pour être dirigé sur le front français. L’aîné Henri est prisonnier en Prusse depuis Septembre 1914.

Votre offensive en Champagne brillamment menée au début a eu des premiers résultats magnifiques mais ceux de nos soldats qui y ont été jusqu’au bout ont pu dire ce qu’elle nous avait coûté. Les furieuses contre-attaques boches, si elles n’ont pu reprendre le terrain perdu, nous ont causé beaucoup de pertes. C’est ce que m’ont dit Cluzel[35] de Maure, Brias[36] et plusieurs autres. On avait espéré que l’expédition des Dardanelles réussirait et que les armées franco-anglaises entreraient bientôt à Constantinople. Hélas ! il en a été tout autrement. L’expédition en Serbie n’a pas eu grand succès jusqu’à présent. Là encore ce sont les Boches qui ont le dessus. Espérons que tout cela changera bientôt. Je reste persuadé que tout se terminera à notre avantage. Un jour les Boches seront bien obligés de céder.

[29] Fils de Jules et Marie Julie Guigal, cafetiers au Pontet.

[30] Fils d’Eugène et Victorine Rey, cultivateurs à Longetane.

[31] Non identifié. Déjà cité comme habitant le Marthouret.

[32] Joseph Louis Fraud, buraliste place de l’Église.

[33] Fils de Louis et Marie Mélanie Forie, cultivateurs à Brun.

[34] Id.

[35] Paul Régis, fils de Pierre Régis et Marie Julie Cluzel, fermiers à Maure.

[36] Auguste, fils de feu Jean et de Marie-Reine Brias, cultivateurs au Marthouret. Il sera tué le 7 mai 1916 à Douaumont (Meuse).

15 Décembre 1915, À mes Parents

Je suis en bonne santé. Ces jours-ci il faisait beau mais la pluie vient de ramener le froid.

Nous avons assisté à une remise de décoration à trois amputés. Le vieux Lieutenant-Colonel délégué qui avait l’air d’un bon père de famille n’a pu retenir ses larmes en remettant la médaille et la croix à un jeune chasseur amputé de la cuisse droite. Nous avons chanté la Marseillaise, le Maire a prononcé une allocution et on nous a offert des petits fours et une coupe de Champagne.

Aujourd’hui nous avons fêté Mme la Directrice de l’Ambulance, Mme Garnier, et en retour elle nous a offert des petits gâteaux, une coupe de Champagne et des cigares.

Voulouzan et Jeanne voulaient que je me fasse photographier seul, comme eux, chez un photographe qui vous tire pour 1fr60 la douzaine. Je l’ai fait et vous envoie une de ces photos avec les deux autres que je pourrai peut-être… [illisible].

Jean Vergne en 1915, 19 ans

22 Décembre 1915, À mes Parents

Je suis en bonne santé. Nous préparons la fête de Noël. Nous répétons des chants et des cantiques. J’ai aidé M. le Curé à préparer sa crèche.

Nous sommes 18 blessés en ce moment à l’Ambulance du Patronage. Un jeune de la classe 15 ainsi qu’un ancien sont amputés du bras droit. Nous sommes visités par des personnes qui nous offrent des cigarettes et des cigares.

J’espère que la guerre finira au printemps prochain. Non pas parce que je pense que nous pourrons chasser les Boches de chez nous. J’espère que quelque chose se produira qui sèmera la division entre nos ennemis et les obligera à conclure des paix séparées.

Avec l’épuisement en hommes et en ressources et une formidable poussée des nôtres l’ennemi pourra être contraint de demander la paix.

23 Décembre 1915, lettre de mon Père

Mes parents m’envoient 10 fr. pour « passer les fêtes » avec les meilleurs vœux de tous à la maison. Ils souhaitent ardemment que la nouvelle année qui vient nous apporte la Victoire et la paix.

26 Décembre 1915, À mes Parents

J’ai bien reçu la lettre de Papa et le mandat de 10 fr. que vous m’avez envoyé ! J’avais touché 15 fr. de prêt au début de Décembre.

Nous avons assisté et chanté à la messe de Minuit de Noël. Il paraît que, l’an dernier, on avait interdit aux blessés d’assister à cette messe. Pas cette année. On s’est cotisé pour faire un petit réveillon. Mercredi dernier je suis descendu à la Charité et j’ai pris part à la fête de Noël qui commençait. Nous sommes bien gâtés ; ces Dames sont pleines de délicatesse pour nous ; nous avons eu Champagne, toutes sortes de pâtisseries, nos pleines poches de cigarettes. Autour de l’Arbre de Noël un phonographe marchait et, tour à tour, des camarades chantaient ou déclamaient.

Rien ne manquait pour notre fête de Noël. Ce soir un concert nous est offert par des artistes lyonnais. Nous autres les blessés nous chantons un chœur patriotique avec quelques-unes de nos infirmières. Parmi nous, nous avons un bon musicien amputé d’une jambe. Il est aussi bon pianiste que violoniste. Toutes nos infirmières peuvent jouer du piano.

Hier soir j’étais chez les cousines Persoud et j’ai pris le café avec elles. Elles sont en bonne santé. J’étais un peu fatigué hier car nous ne nous étions pas couchés avant 3h ½ du matin.

Un autre de nos camarades a été décoré. Il était revenu du front avec un bras en moins. Notre Directrice a voulu arroser sa croix et sa médaille en offrant à tous un bon verre de bon Bordeaux.

Nous avions de nombreux remerciements à faire. Un des plus anciens de nos camarades s’en est chargé au nom de nous tous.

26 Décembre 1915, lettre de mon frère Hervé

Il avait bien pensé que je serais à la maison pour ces jours de fêtes. Mais il sait que je les aurai passés très agréablement à la Demi-Lune. Il espère que la guerre touchera à sa fin avant que je ne sois remonté au front.

Il y a toujours des permissionnaires à Quintenas : Janou Juillat[37], Souverain Fourneron[38], Louis Chirol[39], Monsieur Vernet[40] [annoté : mon ancien maître d’école], Gaston et Louis Léorat[41], etc.

Il y a eu toute une série de crimes dans la région. Une femme s’est pendue à Vernosc, une autre à Ardoix. Un nommé Jean Beyle d’Annonay a tué sa cousine à Davézieux pour hériter à sa place d’une tante. Il a nié énergiquement son crime pendant 15 jours contre toutes preuves et témoignages. À Félines, le Curé, M. Chira a été assassiné à la porte de son jardin en rentrant d’un voyage. On a accusé et arrêté son ancien vicaire qui s’était retiré. Depuis longtemps ils vivaient en mauvaise intelligence. Il paraît qu’on aurait trouvé dans un grenier, chez ce vicaire, une soutane tachée de sang. Grosse émotion dans le pays.

Il travaille toujours chez Binet [annoté filature de laine].

[37] Fils de Victoire Juillat, cultivatrice, domiciliée Route d’Ardoix.

[38] Cultivateur, domicilié dans le quartier Sud (actuelle rue de la Chapelle).

[39] Fils d’Antoine Augustin et Marie Mélanie Chirol, cultivateurs au Marthouret.

[40] Paul Vernet, instituteur libre.

[41] Fils d’Adrien Symphorien et Clémence Léorat, cultivateurs aux Bois.

28 Décembre 1915, lettre de Jeanne Persoud

Les cousines Persoud m’adressent leurs meilleurs vœux pour la nouvelle année. Qu’elle se termine dans la paix par notre victoire.

29 Décembre 1915

Mon anniversaire. Aujourd’hui j’ai 20 ans.

31 Décembre 1915, À mes parents

Bonne nouvelle année à tous. Elle commencera en temps de guerre, puisse-t-elle se terminer en temps de paix. C’est mon plus grand souhait et celui de tous, sans doute. Bonne santé à tous pour 1916. Je vous transmets les mêmes bons vœux de la part des cousines Persoud qui m’en ont chargé.

Je compte bien être avec vous à Montjoux du 10 au 20 Janvier. Peut-être aurai-je un mois de convalescence.

Nous avons fêté Noël magnifiquement et il en sera de même pour le Jour de l’An. Mon parrain ne m’a jamais répondu lorsque je lui ai écrit. Il doit être bien affligé et bien triste d’avoir perdu ses deux fils, tous les deux morts pour la France. Je lui écris pour lui présenter mes vœux. Depuis longtemps plus aucune nouvelle de Mange[42] et de son beau-frère Baronnat.

Nous avons assisté hier à la première Messe d’un jeune prêtre, lieutenant d’artillerie, à Fourvière. Il était venu en permission de 6 jours pour être ordonné. J’ai prié la Vierge en pensant bien à vous.

[42] Gendre de son parrain, Maurice Vergne de Montrebut (St-Vallier).

31 Décembre 1915, À mon frère

Mes meilleurs vœux pour la nouvelle année. Que ta santé s’améliore et que tu sois, pour la 9e fois ajourné si tu dois passer à un 9e conseil. Je vois bien maintenant que je remonterai bientôt au front et que la guerre ne sera pas près de se terminer.

J’avais appris l’assassinat du Curé de Félines car une sœur de la Charité me passait la Gazette d’Annonay.

Je suis heureux d’avoir des nouvelles de mon camarade de la 11e Cie du 415e, Chéru de St-Jeure-d’Ay.

Je crois vous avoir parlé de Vernet d’Ardoix. Quant à Vercasson[43] il est resté au 173e avec plusieurs autres du pays.

[43] Joseph Jean Marie, gendre de Pierre Isidore et Marie Chiflet, cultivateurs à Quintenas, demeurant dans le quartier Sud (aujourd’hui 11 rue de la Chapelle)

4 Janvier 1916, À mes Parents

J’ai bien reçu vos cartes et celle d’Hervé.

Avant-hier, l’après-midi, j’étais chez les cousines Persoud et j’ai vu les cartes qu’elles ont reçues de Papa et d’Hervé. Elles sont toujours en bonne santé.

Le Jour de l’An a été bien fêté à l’Ambulance et nous avons encore été gâtés.

Bonne Année à vous tous.

9 Janvier 1916, lettre reçue de M. H. Boyer, mon Ss-Lieutenant Chef de la 1ère Section, 11e Cie au 415e R.I.

Cher Ami,

C’est avec plaisir que j’ai reçu votre gentille carte. Je suis très heureux de vous savoir en bonne voie de guérison.

Quant à moi j’ai été également blessé le 26 Septembre au soir, à la cote 193, blessure assez bénigne dont je suis presque remis. M. Brunet [annoté Ss-Lieutenant] fut également blessé. Il n’est resté que M. Boy qui est maintenant Capitaine, commandant toujours la 11e Cie. Après l’attaque, le Régiment fut envoyé en Alsace où il est actuellement au repos.

Je suis au Dépôt depuis le 1er Novembre et je suis affecté à l’instruction de la classe 1917.

En attendant le plaisir de vous voir je vous souhaite une prompte guérison.

Bien cordialement à vous

H. Boyer, 415e R.I., 29e Cie, Marseille

11 Janvier 1916, lettre de mon cousin Marius Vergne[54]

Il est toujours en bonne santé. Il a pu jusqu’à présent se garantir assez bien du froid. D’ailleurs il ne fait pas trop froid, mais la pluie ne cesse pas. Ils sont dans l’eau jusqu’aux oreilles et ce n’est pas agréable, surtout pendant les nuits passées sous la pluie.

Ils ont hâte de voir finir cette guerre. Il est toujours au même endroit depuis qu’il est monté au front et, pour le moment, ça ne barde pas trop. Ils ont eu juste deux sérieux bombardements : le premier il y a à peu près un mois et l’autre avant-hier. Aucune attaque n’a eu lieu depuis qu’il est là mais il croit que ça viendra. Il ne compte pas pouvoir aller en permission avant la fin de Février mais le temps lui dure bien d’aller voir ses parents.

Tâche, me dit-il, de te conserver afin que nous puissions nous revoir après la guerre.

Marius Vergne, 24e Bataillon de Chasseurs, 2e Cie, 4e Section, Secteur 97

[54] Fils de Jules et Mélanie Augustine Vergne, cultivateurs domiciliés dans le quartier Sud (aujourd’hui au n° 3 rue de la Chapelle), cousin germain de Jean. Marius sera tué le 11 juin 1916 à Métzéral (Alsace).

Lundi 11 Janvier 1916, lettre de mon frère

Peut-être seras-tu en route pour Quintenas lorsque ma lettre arrivera à la Demi-Lune. Je pense bien que tu seras à Montjoux avant la fin de la semaine.

Nous avons eu, hier, la visite de l’oncle Cadet[44] ; il est venu avec les Marron de Mont Rebus qui étaient ici pour arrangement de famille. Il est toujours grand causeur mais il a perdu sa gaîté. Il revient toujours aux souvenirs de son Urbain et de son pauvre Gabriel[45].

Il nous a montré des souvenirs de lui : la lettre du Ss-Lieutenant grand ami de Gabriel qui leur annonçait la triste nouvelle et leur donnait quelques détails sur sa fin ; la croix de guerre et sa citation à l’ordre du Jour qu’il avait obtenue quelques jours avant sa mort. Elle était rédigée à peu près en ces termes : « A entraîné ses hommes à l’assaut avec une grande bravoure. Entouré d’ennemis et seul, il s’est réfugié dans un trou d’obus où il est resté pendant 48h. Étant parvenu, à la faveur de la nuit, à rentrer dans les lignes françaises il a pu fournir d’importants renseignements sur les positions de l’ennemi et sur l’emplacement de ses mitrailleuses ».

L’oncle nous a donné tous les détails qu’il te répètera sans doute car je pense que tu iras le voir si tu viens pour un mois.

Nous avons enterré ces jours-ci, à Quintenas, Ruel[46], le fermier de Charra, à Frachon, et le père Bonnet des Fans[47], l’oncle de notre père[48], dont trois fils sont morts à la guerre[49].

J’ai écrit à mon parrain[50] pour lui présenter les vœux de toute la famille ; il m’a répondu et a mis dans sa lettre un billet de 5 fr qui t’est destiné.

Lorsque tu arriveras à Annonay, entre chez Juillat car je tiens à te voir dès ton arrivée. Si je peux savoir l’heure d’arrivée de ton train, je pourrai peut-être venir t’attendre à la gare. En tout cas tu peux aussi venir me demander chez Binet. Il faut monter la rue Boissy d’Anglas jusqu’à la Rotonde, et filer tout droit. Descends ensuite par le premier chemin à gauche. Demande à la Concierge à l’entrée.

L’oncle Fortuné[51] a fermé son café du Panthéon[52]. Depuis la guerre il n’avait que très peu de clients. Maintenant ils sont tous aux Morises[53].

[44] Maurice Vergne, cultivateur à Montrebut (St Vallier, aujourd’hui Laveyron), oncle de Jean, deuxième fils de la lignée Vergne d’où son surnom de Cadet.

[45] Ses deux fils sont morts, l’un en 1914, l’autre en 1915.

[46] Henri Timothée Ruel, fermier à Frachon, âgé de 44 ans.

[47] Jean Pierre Bonnet, cultivateur aux Fans (ou Pique-Châtaigne).

[48] Oncle par alliance, il avait épousé en 1ères noces une tante paternelle d’Urbain Vergne, Reine Marie Vergne, décédée en 1871.

[49] Aucune trace trouvée d’un troisième fils, seuls Auguste et Pierre Joseph sont inscrits sur le monument aux morts. Aucune naissance ni aucun décès ne correspondent à ce troisième fils dans les registres d’état civil.

[50] Joseph Mary

[51] Fortuné Vergne, plus jeune frère de son père.

[52] Rue de Tournon.

[53] Lieu-dit situé dans les premières boucles de la Cance en direction de Sarras.

19 Janvier 1916, lettre de Jeanne Persoud

Elle a reçu ma lettre ce soir. Elle adresse ses remerciements pour le colis de “cochonailles” que mes parents leur ont envoyé. Elle me dit que j’étais bien pressé de repartir car j’ai dû constater qu’en ne prenant le train qu’à midi et demi je serais arrivé à la même heure et que, par conséquent, j’aurais pu rester un moment de plus avec elles. « Ah ! Madame Daumas avait bien raison ; il y avait bien une petite bonne amie qui attendait à la gare ; vous étiez si pressé ! ».

Elle garde un bon souvenir de la dernière soirée passée ensemble en gaieté, mais trop courte. Marie-Louise Seux[55] est repartie à midi et demi le lundi. Le Dimanche elles étaient à Fourvière, après de là à la Demi-Lune. Elle me demande de ne pas oublier ma promesse envers elle de lui écrire souvent et longuement et de jolies lettres. « Beaucoup de choses, n’est-ce pas ? Vous vous souvenez me l’avoir promis !… Jeudi soir en rentrant !… Comment avez-vous trouvé vos sœurs ? Il y avait déjà longtemps que vous ne les aviez pas revues. »

[55] Fille de Jean-Baptiste et Marie Rosalie Seux, cultivateurs aux Rampeaux. Elle est la sœur du soldat Marius Seux.

19 Janvier 1916, carte de mon cousin Alphonse Vergne[56]

Il a bien reçu ma carte-lettre du 4 janvier. Son contenu l’a bien surpris car il ignorait tout à fait que j’eusse été blessé lors de l’attaque de Champagne. Il dit qu’il est tranquillisé par les bonnes nouvelles que je lui donne. Ce que je pensais est vrai : après un bon repos, les voici de nouveau devant les Boches.

Il a reçu ces jours-ci une carte de Marius Vergne[57], 24e Chasseurs Alpins, peu de distance les sépare. Il est un peu plus au Sud dans le massif devenu célèbre par les communiqués. Ici l’installation est assez bonne. Il en est besoin car la température n’est guère clémente.

Il m’avait adressé 2 cartes au 415e et il était étonné de n’avoir pas eu de réponse. Maintenant il a l’explication.

Il m’adresse ses meilleurs vœux pour 1916 et il me dit « À bientôt : fin de la guerre et retour chez nous ».

[56] Cousin germain de Jean, fils de son oncle Fortuné, domicilié à Annonay.

[57] Cousin germain de Jean. Marius sera tué le 11 juin 1916 à Métzéral (Alsace).

24 Janvier 1916, À mes parents

Journée peu agréable aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que je n’avais jamais éprouvé autant qu’aujourd’hui la peine de la séparation. La différence aussi entre la vie que j’ai eue pendant ces trois mois passés et celle d’à présent. On se trouve désaccoutumé, détraqué. J’avoue que je ne me sens pas très courageux, d’autant moins que je ne trouve personne autour de moi qui ait l’air de l’être. Ça passera, bien sûr, c’est comme le cafard du premier jour. On bousillera le cafard.

J’ai fait bon voyage mais, lorsque le train roulait et que je ne vous ai plus aperçus sur la passerelle, mon cœur s’est serré. Après la joie, une tristesse qui mord au plus sensible.

Je me suis trouvé, dans le train, avec deux artilleurs du 18e R.A. camarades d’Alphonse Dorin[58] et des fils Grange : Léon et Émile[59], ils m’ont donné de leurs nouvelles.

Arrivé à Marseille vers minuit, je me suis rendu à la Caserne St-Charles où j’ai pu sommeiller sur un banc jusqu’à 4h du matin. Tout le monde dormait dans le poste de police. J’ai rencontré un de mes anciens camarades du 415e qui m’a dit : « Au lieu de te présenter au bureau de Mobilisation le matin, va faire un tour en ville et reviens te présenter à 2h de l’après-midi. » J’ai suivi son conseil car, en effet, que l’on rentre le matin ou le soir, on inscrit toujours tout simplement : « Rentré le 24 Janvier ». Quant à la question d’être rentré un jour plus tard, tous les camarades en font autant. Même pour deux jours de retard on ne vous fait aucune observation. Étant donc sorti en ville de très bon matin je suis allé voir Émile Vergne[60]. En arrivant à sa Caserne on m’a dit que tous étaient partis pour la corvée à une heure de marche de là. Mais le cuistot mieux renseigné m’a accompagné jusqu’à une chambre où j’ai trouvé Émile couché. Il y avait un autre camarade dans cette chambre. Émile était très enrhumé et s’était fait porter malade. Il avait l’air d’avoir le cafard ; il ne paraît guère s’habituer à la vie militaire. Je l’ai accompagné jusqu’à l’endroit où avait lieu la visite, à deux ou trois kilomètres.

Bien qu’il eût l’air très fatigué le Major a fait marquer « Consultation motivée ». Ce que cela signifie ? « On ne vous inflige pas de punition parce que vous vous êtes fait porter malade mais on vous prévient qu’il ne faudra pas vous y représenter demain ! » Néanmoins Émile a pu obtenir de son Capitaine une permission de 10h à 14h.

Nous avons donc passé le reste de la matinée ensemble, à notre déjeuner je lui ai fait goûter le “friton” et le “cass’pattes” ce qui lui a fait grand plaisir. Ensuite, jusqu’à 14h, nous avons visité ensemble le palais de Longchamp et le Jardin Zoologique. Au bureau de Mobilisation, on ne m’a reçu qu’à 15h. J’ai été affecté pour le moment à la 3e Escouade de la 27e Cie du 141e R.I. Je ne suis pas à la Caserne St-Charles. Je vous indiquerai demain mon adresse exacte. Je ne sais pas si je pourrai rencontrer Gaston Léorat[61]. Je n’ai pas encore son adresse exacte.

J’ai retrouvé un certain nombre de camarades du 415e arrivés en même temps que moi, notamment le Ss-Lieutenant Boyer qui commandait ma section, la 1ère, au moment de l’attaque en Champagne. Je l’aimais bien et mes camarades aussi l’aimaient bien. J’ai aussi retrouvé un ancien camarade de la 30e Cie du 173e à Corte.

On m’a déjà remis une gamelle mais je n’ai pas encore mangé dedans. Il paraît que le séjour ici n’est pas long.

[58] Fils de Benoît et Julie DORIN demeurant aux Pillats. Ses deux frères, Jean-François et Xavier, sont tués en 1915 et 1916.

[59] Léon et Émile sont carrossiers à Valence. Deux autres fils de Jean Augustin Grange,Claudius et Jean, sont également mobilisés.

[60] Cousin germain de Jean, tailleur, époux de Clémence Couix, domicilié dans la Grande Rue.

[61] Fils d’Adrien et Clémence Léorat, cultivateurs aux Bois.