Notre Régiment vint ensuite occuper un secteur dans la Somme. Villers-Bretonneux fut notre terminus de chemin de fer en arrivant au front. Nous passâmes à pied dans quelques villages ou nous y cantonnâmes : Caix, Harbonnières, Rosières-en-Santerre, Méharicourt, etc. et, le 18 avril 1915, pour la première fois, nous entrions dans les tranchées dans le secteur de Maucourt, la Plaine, face à Chaulnes.

Le secteur était relativement calme à ce moment-là, en comparaison de ce que j’ai vu par la suite c’était même, je peux dire, un secteur de tout repos. Très peu de pertes, quelques blessés légers. Je ne me souviens que d’un de mes camarades qui fut tué par une balle au front à son poste d’écoute et d’observation. Quelques coups de fusil, quelques petits ricanements de mitrailleuses de temps à autre ; quelques torpilles et quelques bombes échangées d’une tranchée à l’autre, quelques 75 d’une part, quelques 77 de l’autre et c’était tout ; cela suffisait à montrer que chacun était bien toujours là. La nuit cependant il arrivait que les choses fissent mine de se gâter lorsque deux patrouilles se rencontraient ou lorsque des équipes de travailleurs étaient surprises par l’adversaire entre les deux lignes. Et alors cela se terminait en général par quelques rafales d’obus qui faisaient plus de fracas que de dégâts.

Je préférais mille fois cette vie au front que la vie à la caserne à Corte. Les camarades étaient moins méchants ; ils m’appelaient toujours “le Curé” ou “le Capelan” mais cette appellation à laquelle j’étais habitué me paraissait presque amicale maintenant. Il y avait toujours des conversations grossières mais moins fréquemment, moins habituellement, et moins grossières qu’à la caserne. J’avais gagné l’estime et la bienveillance des officiers de ma compagnie sans avoir rien fait de particulier pour cela ; je dois en excepter un seul, le sous-lieutenant Brunet pour lequel je devais avoir une tête antipathique probablement.

Le lieutenant commandant ma section m’avait désigné pour être agent de liaison. Son ordonnance qui était précisément un des Corses de mon escouade prenait désormais ma défense lorsque quelqu’un s’avisait de mettre “le Curé” sur le tapis ou sur la sellette. Et comme l’un des camarades de mon escouade lui faisait un jour remarquer qu’il avait été lui-même un des premiers à m’appeler “le Curé”, à me lancer des quolibets et à me taquiner, il lui répondit : « Oui, cela est vrai, mais c’est parce que, à cette époque-là, je ne le connaissais pas comme je le connais aujourd’hui. »

Le capitaine qui avait été menacé de mort par les “forts-cailloux”, à Carpiagne, n’était pas demeuré longtemps à la tête de notre compagnie après notre arrivée au front, c’était peut-être prudent. L’officier qui commanda à notre compagnie après son départ fut un lieutenant dont je ne puis retrouver le nom dans ma mémoire mais des troupiers racontaient qu’il était bijoutier dans le civil et franc-maçon. Il ne faut pas trop se fier à ce qui se raconte parmi les troupiers si l’on n’aime pas trop à prendre des vessies pour des lanternes ; je dirai donc que je ne savais rien de précis sur ce lieutenant commandant de notre compagnie mais il était très distingué dans toute son allure, juste, simple et bon. Un Dimanche, dans le village à demi en ruines de Méharicourt, il y avait revue d’armes au moment où l’on disait la messe. Lorsque le lieutenant passa la revue j’étais absent ; les camarades dirent que j’étais à la messe. « Alors, dit le lieutenant, c’est un homme consciencieux. » et il ne demanda même pas à voir mes armes qui d’ailleurs étaient propres.

Une autre fois, il fallait des hommes pour la corvée d’eau qu’on allait chercher assez loin. Le caporal en désignait un qui se récusait, puis un autre qui faisait de même ; c’était l’habitude. Alors le “cabot” me nommait sachant bien que j’étais une bonne bête qui “rouspétait” moins que les autres : « Vergne, sors pour la corvée d’eau. » Je sortis sans mot dire. Mais le lieutenant commandant la compagnie était là. S’adressant au caporal et me désignant du doigt il lui dit : « Faites rentrer cet homme, je trouve qu’il trinque un peu trop souvent pour les corvées. »

Pendant la nuit du 24 au 25 Septembre nous montâmes vers les tranchées de première ligne où nous devions attendre l’heure H pour bondir à l’assaut.

Pendant que j’étais dans la Somme je fis la connaissance d’un brave jeune homme avec lequel je me liai d’amitié ; nous fûmes désormais inséparables jusqu’au jour où la captivité nous dispersa. Il était vigneron et natif de Pézenas dans l’Hérault. C’était un fervent catholique et je le connus de la façon suivante. Nous étions au repos à Rosières-en-Santerre et nous nous préparions à remonter aux tranchées. Il m’aborda un soir en me disant : « Tu sais, Vergne, que nous allons reprendre les tranchées. Si tu veux te confesser il y a l’aumônier qui entend les confessions, en ce moment, là-bas au cantonnement. » Agréablement surpris de ce qu’il me disait je le remerciai et j’allai de suite me confesser à l’aumônier.

À partir de ce jour Joseph Vidal fut mon ami. Il avait une bonne instruction et il était très agréable de converser avec lui. Nous fûmes ensemble agents de liaison et nous allions, à tour de rôle, prendre chez le Chef de Bataillon le rapport pour notre compagnie.

J’ai dit que je préférais mille fois cette vie du front à celle de la Caserne à Corte. Il y avait cependant un inconvénient. Nous avions des poux auxquels il fallait faire une chasse continuelle. Mon ami Vidal me disait en riant que notre principale campagne dans la Somme était et serait la guerre aux “totos”. Et c’était vrai. Je ne savais qu’imaginer pour me débarrasser de cette vermine. Comme la paille moisie de notre gourbi en était pleine je résolus de ne plus y coucher. Au-dessous du créneau où je montais la garde, au bas de la paroi de la tranchée, je me creusai une sorte de trou cylindrique dans lequel je m’allongeais, simplement sur une toile de tente.

Un autre inconvénient, c’était la lutte contre le sommeil. Après avoir passé toute une nuit et toute une journée sans sommeil je ne pouvais pas tenir debout et je titubais comme un vrai ivrogne ; à ce point de vue, je me rendais compte que j’avais moins de résistance que mes camarades. Et lorsque je montais la garde aux créneaux pendant la nuit je luttais, j’avais à lutter de toute mon énergie pour ne pas me laisser assoupir. Je piquais une aiguille sur ma poitrine et, lorsque je sentais le sommeil revenir, j’appuyais sur cette aiguille et la piqûre me réveillait.

Il faut croire que je n’étais pas un bien fameux soldat si je m’en tiens à ce que me disait le sergent Cadenas, de ma compagnie : « Vergne, s’il n’y avait eu que des soldats comme toi pour arrêter les Boches, il y a longtemps qu’ils seraient à Paris. »

Le même sergent me disait : « Tu peux aller à la visite, toi, tu seras toujours reconnu. »

Un jour nous étions au repos à Rosières, j’allai à la visite car j’avais une bronchite, et je fus reconnu et exempt de service pour deux ou trois jours je crois. Les exempts de service devaient demeurer dans le cantonnement. Je traversais seulement la rue pour aller à la chapelle où se trouvait l’aumônier. Par malheur, le terrible adjudant “Pas” me vit ou le sut et il ne me rata pas. Je fus tout surpris de m’entendre nommer au rapport avec une punition de deux jours en salle de police… pour avoir quitté le cantonnement étant malade et exempt de service.

Comme il n’y avait pas de salle de police à Rosières, je dus, le dimanche matin où l’on célébrait la fête de Jeanne d’Arc, mettre sac au dos, arme à la bretelle et partir faire le bal avec sept ou huit camarades punis comme moi, au lieu d’assister à la messe. Le caporal qui nous commandait étant puni lui aussi s’efforça de nous rendre la pénitence douce. Il nous conduisit près d’une briqueterie, nous fit descendre dans un creux de terrain et, après nous avoir fait exécuter quelques mouvements il nous ordonna de mettre sac à terre, de former les faisceaux et nous permit de nous asseoir et de fumer. L’un de nous montait la garde pour donner l’alerte dans le cas où l’adjudant “Pas” aurait eu la curiosité de venir voir ce que nous faisions. L’adjudant avait mérité ce sobriquet d’adjudant “Pas” parce que tous ses discours, ses ordres et ses conversations étaient pleins de “pas” : « Vous allez rentrer dans vos cantonnements, pas ; vous nettoierez vos armes, pas ; vous graisserez vos chaussures, pas ; vous balaierez, pas ; vous mettrez tout en ordre, pas ; vous brosserez vos vêtements, pas ; etc., etc. » Mais, par bonheur, l’adjudant “Pas” ne vint pas.

Au mois de juillet 1915, nous quittâmes la Somme et nous vînmes camper dans les pins de Champagne, dans la région de Suippes, Courtisols. On préparait la grande offensive de Champagne et on nous occupait, le jour et la nuit, à creuser des tranchées et des boyaux. On nous exerçait aussi au lancement des grenades.

Les préparatifs que l’on faisait au cours des mois d’Août et de Septembre nous paraissaient formidables. Lorsque tout fut prêt nous revînmes un peu en arrière dans les bois et nous nous préparâmes à l’attaque. Un bombardement de 70 heures avec des obus de tous calibres devait préparer l’avance de l’Infanterie.

J’avais été blessé légèrement quelques jours avant par un éclat d’obus au côté droit, pendant que je travaillais au creusement des tranchées et j’avais un pansement que je ne pus faire changer avant de monter à l’assaut.

Notes de route

Le 12 Avril, le 415e rembarque par échelons à la gare de Meximieux.

Contents, nous passons devant le vieux Pérouges encore entouré de ses anciennes fortifications sur le sommet de ce charmant monticule. On traverse Meximieux au son des clairons et tambours et l’on s’embarque avec les bonnes provisions que nous a fait distribuer notre bon capitaine.

Le 13 Avril au soir, nous descendons dans une petite ville de la Somme : Villers-Bretonneux. Immédiatement nous venons cantonner à Domart sur la Luce pendant trois jours.

Le 16 nous repartons ; après une bonne marche, nous nous arrêtons à Caix où nous restons cantonnés deux jours.

Le 18 avril au soir nous montons à la tranchée faire la relève en 2e ligne.

Le spectacle du front s’offre alors à mes yeux, j’aime à voir les fusées qui éclairent les environs de la ligne de feu. Le canon gronde tout autour et l’écho nous apporte ce grondement lugubre au milieu du silence de la nuit.

Bientôt on entend les fusillades et cela nous fait dire que nous sommes plus qu’à 2 kilomètres des tranchées. Après avoir traversé un village (j’ai vu après que ce village était Méharicourt) on marchait silencieusement craignant d’éveiller l’attention des Boches.

À un certain endroit, on nous commande le pas gymnastique, puis on s’arrête pour attendre les derniers dans un fossé. Les balles nous sifflent aux oreilles ; décidément, on y est ! Le capitaine va reconnaître pendant que l’on se repose et bientôt après il revient et nous engage dans les boyaux qui conduisent à la seconde ligne.

On arriva à l’endroit, il était au moins 2h du matin, on passa en grelottant le reste de la nuit et le jour venu on descendit dans les cagnas où l’on roupilla jusqu’à 10h.

Les obus et les balles passaient en sifflant sur la tranchée et allaient éclater au loin.

Dans la journée j’allai chercher le rata ; la cuisine était souterraine et très incommode.

Je me promenais dans les boyaux, remarquais tout. Je vis que nous étions dans la plaine qui s’étend entre Lihons et Maucourt. Nous étions près d’une voie ferrée sur laquelle étaient arrêtés deux wagons brûlés. Nous commencions à creuser des tranchées et à approfondir des boyaux.

La première fois où je fis connaissance avec la violence des obus, ce fut un soir où nous vînmes travailler pendant la nuit entre les deux lignes française et boche. À la faveur des fusées éclairantes ils durent nous apercevoir car ils firent d’abord marcher la mitrailleuse et nous envoyèrent ensuite une série d’obus qui nous tenaient couchés dans la tranchée les uns sur les autres. Aucun ne fut atteint heureusement.

Nous fûmes relevés le 22 Avril, c’est-à-dire après quatre jours de tranchées.

La Compagnie vint à Harbonnières pour dix jours de repos. Ce ne fut pas un repos du tout à mon avis, ce fut beaucoup plus pénible que les 4 jours de tranchée. Chaque soir, on bouffait pas mal de kilomètres pour faire le trajet de Harbonnières jusqu’à Lihons ; au moins 10 kilomètres ; aller et retour cela faisait 20. À Lihons on travaillait toute la nuit pour repartir au cantonnement à 6h du matin. Arrivés au cantonnement, on avait pas mal de corvées à faire, de sorte qu’il ne nous restait que 2h au plus pour nous reposer un peu avant de repartir.

Après ces nuits de travail silencieux on revenait péniblement au cantonnement, tombants de fatigue et de sommeil. Je me souviens d’une fois où j’étais si fatigué que je ne pouvais me tenir droit en venant de Lihons à Harbonnières ; tout comme un homme ivre j’allais de droite à gauche, manquais tomber ; je faisais des efforts terribles pour tenir mes yeux ouverts. Dans une pause de dix minutes j’étais endormi et je ronflais. La voix qui criait : « aux faisceaux » me paraissait terrible. Les camarades plus solides me disaient que j’étais fou et se riaient de ma fatigue. En tout cas je ne me répandais pas en murmurant comme la plupart des camarades ; je souffrais aussi patiemment que je pouvais. On était bleu il est vrai, et tout paraissait effrayant.

Après le repos pris à Harbonnières nous montâmes dans les tranchées en 1ère ligne, dans le secteur dit “de la Maison des Boches” ou “du Pigeonnier”, un peu à droite du village de Maucourt. Je fus heureux dans la tranchée ces huit premiers jours. On prenait la garde pendant la moitié de la nuit. La moitié des hommes de chaque escouade prenait la garde jusqu’à minuit, l’autre moitié venait ensuite relever. Le jour on prenait chacun deux heures de garde le matin et deux heures le soir.

Pendant le jour on était devant les créneaux espacés de 30 mètres. On pouvait fumer, on fumait même le soir quand il commençait à faire nuit.

Ce fut pendant ces huit jours que nous perdîmes un camarade de notre compagnie. Une balle le frappa en plein front et le foudroya.

Après ces huit jours de tranchées nous vînmes au repos à Rosières à 5 kilomètres de Maucourt. Pendant ces huit jours de repos, j’eus le plaisir de trouver un maréchal des logis de parenté avec ma famille, Mr Baronnat. Nous allâmes ensemble à Caix voir mon cousin Mange.

Après ce temps de repos, nous remontâmes occuper le même secteur ; nos huit jours se passèrent sans incident. Nous prîmes le troisième repos à Vauvillers, petit village à moitié détruit par les Boches au début de la guerre.

Après ce repos pendant lequel je me souviens que l’on avait craint une attaque de la part des Boches, nous montâmes en 2e ligne, dans le secteur du cimetière.

Le cimetière naturellement n’avait pas été plus respecté que le reste. J’étais frappé de voir le Christ de la grande croix au milieu du cimetière. Il avait eu les deux bras emportés, et son buste surplombait le bas de son corps ne tenant que par les pieds.

Il était douloureux de voir ce petit village en ruine complète. De l’Église il ne restait que des décombres, tout y était cassé, démoli. La cloche fut cassée en morceaux par nos soldats qui en firent des bagues de bronze comme souvenir.

Il fut de la cloche de Lihons comme de celle de Maucourt. Il y avait cependant dans le village de Maucourt quelques rares maisons restées à peu près intactes. La première fois que je me trouvais à Maucourt, je vins faire une incursion à l’Église. Pour y arriver, je rampais dans la longue herbe qui l’environnait et qui cachait quelques tombes de l’ancien cimetière.

De temps en temps nous allions travailler aux tranchées de première ligne à la construction d’un fortin que l’on faisait dans un petit bois derrière la maison à moitié démolie du Maire, M. Leroy (cette maison était surement la plus belle de tout le village). C’est de ce bois que j’aperçus Chaulnes que les Boches occupaient.

Notre position à Maucourt

Après nos huit jours au secteur du cimetière, nous vînmes au repos à Méharicourt, village assez grand mais trop près car les Boches le bombardaient assez souvent (il est à un kilomètre de Maucourt).

Plusieurs fois par jour l’on devait descendre dans les caves-abris à l’appel du clairon qui sonnait le garde-à-vous. Le jour l’on allait travailler dans les boyaux dans la direction de Fouquescourt.

Après ce repos nous revînmes en 1ère ligne au secteur de la Mairie ; secteur que j’aimais le plus. Le repos qui suivit se prit à Rosières. Nous fûmes dans cette petite ville pour fêter le 14 Juillet ; c’est-à-dire que nous y fûmes pour la fête le Dimanche avant car le 14, nous étions dans les tranchées.

Nous fêtâmes dans la tranchée le 14 Juillet par un feu par salve. Les Boches répondirent en nous envoyant gracieusement un énorme saucisson qui tomba en se balladant dans notre ligne. Il fit un bruit et une secousse formidable, mais pas de victime.

Le signal était donné, tous nos canons commencèrent à tirer sur les Boches. La canonnade dura tout le jour.

Nous étions toujours au secteur dit de la Mairie.

Notre repos se prit à nouveau à Méharicourt. Trois compagnies étaient dans le village, l’autre était à Rosières. Tour à tour chaque compagnie nous allâmes prendre un bain dans la Somme à Morcourt. Ce fut pour nous une belle journée.

Pendant ce repos les Boches qui savaient que Méharicourt servait de cantonnement à nos troupes le bombardèrent si fort que des bâtiments encore peu endommagés furent détruits et incendiés. Plusieurs camarades furent blessés.

On revint pour la troisième fois au même secteur et notre repos, le dernier dans la Somme, nous le prîmes à Rosières.

Nous partîmes de Rosières le 8 Août de bon matin. La journée se passa à Gentelles. Vers minuit on reprenait notre marche vers Ailly-sur-Noye, Berny ; nous cantonnâmes un jour, le 9, dans le petit village de Jumel. Le 10 au matin nous quittions Jumel et venions jusqu’à Grivesnes et Malpart dans la direction de Montdidier.

Le 11 de grand matin nous arrivâmes à Hargicourt, petit village où le train passe. C’est là que l’on s’embarqua.

Nous débarquions dans la nuit du 11 au 12 Août à St-Hilaire au-dessus de Châlons-sur-Marne. Nous fîmes aussitôt une petite marche de nuit. Fatigués nous rentrâmes tous dans un bois pour dormir quelques moments sous les arbres. Mais il pleuvait et l’on se releva à moitié trempés ; nous marchâmes de nouveau pendant que la nuit commençait à se dissiper, mais il pleuvait toujours.

Nous arrivâmes à l’Épine, petit patelin mais dont l’Église est magnifique et grande, d’un style ancien, elle ressemble à quelque cathédrale. C’est à Courtisols que nous cantonnâmes, village attenant à l’Épine qui s’étend surtout en longueur.

Nous y passâmes six jours de repos ; le 18 Août nous atteignîmes pendant la nuit la cote 152.

Le 24 Août nous montâmes aux tranchées au-dessus de Perthes dans le secteur “Bautzen”.

Correspondance

1er Juillet 1915, À mes parents

On finit par s’habituer à cette vie dans les tranchées. Le secteur est assez calme et il y a peu de choses nouvelles de sorte que c’est un peu la routine d’un jour à l’autre. Ceux qui ont réussi à s’embusquer sous une fausse qualification finiront par être débusqués car on recherche, en ce moment, des ouvriers qualifiés parmi ceux qui sont sur le front : riveurs, chaudronniers, mécaniciens, forgerons, armuriers, serruriers, etc.

Visite de Marius Seux, mitrailleur dans le même secteur. Surpris de le rencontrer dans la tranchée ; je ne l’ai pas reconnu et lui ai demandé qui il était. Il a été très affecté en apprenant la mort de Panaye.

Le 75e R.I. occupe Lihons et vient au repos à Harbonnières.

Une nouvelle : Il paraît que le ministre de la guerre vient de décider que 3% des hommes de chaque régiment en campagne pourront aller en permission de 5 jours jusqu’à Lyon inclusivement et de 6 jours pour aller plus loin. Trois % cela fait environ 8 hommes par Compagnie et l’on tire au sort pour ces 8, tous les quatre jours. Au premier tirage j’ai attrapé le N° 3 mais seuls les Nos 1 et 2 étaient gagnants. Espérons que la prochaine fois je sortirai le bon N°. L’ordre a été modifié car on nous avait d’abord dit qu’il n’y aurait qu’un officier, un s/officier, un caporal et 6 hommes, lesquels seraient choisis parmi les plus méritants et ayant 6 mois de campagne consécutifs. Maintenant on dit que tous les hommes pourront y aller les uns après les autres (voyage absolument gratuit). Toutefois, rien de certain pour nous autres du 415e qui n’est aux tranchées que depuis 3 mois.

La nuit dernière comme la précédente nous avons travaillé au terrassement près de Lihons. La matinée, exercices et, le soir toutes sortes de rassemblements et revues. Nous étions ivres de sommeil en rentrant, ce matin. Au moins 24h sans sommeil. Je titubais comme un ivrogne. Rentrés à notre cantonnement vers 4h ½ nous nous étions étendus sur la paille et avions dormi jusqu’à 10h ½, c’est-à-dire jusqu’à l’heure de la soupe. J’ai vu Baronnat qui partira en permission Dimanche prochain. Il est fort content.

Marius Seux m’a dit qu’il y avait des types de Quintenas au 415e, Marcellat de Brézenaud et un ancien ouvrier de Pierre Caillet qu’on appelait Baralou.

Nous nous rencontrons entre poilus des 52e R.I., 119e Territoriale, 2e et 3e R.A., 413e et 414e R.I., 96e R.I., 75e R.I., 6e Génie, 140e R.I., 263e R.

Si nous sommes au repos on nous promet banquet et concert. Je croyais être parvenu à me débarrasser des poux mais non. De temps à autre je retrouve ces sales parasites. La paille de nos cagnas en est pleine.

Mais je ne leur permets plus de se multiplier à mes dépens. Je les chasse minutieusement et fais bouillir mon linge chaque fois que la chose m’est possible.

14 Juillet 1915, À mes Parents

Je suis en excellente santé. J’ai reçu avec plaisir une lettre d’Hervé. Nous sommes, en ce moment, dans nos tranchées de Maucourt.

J’ai eu 2 jours de salle de police pour avoir quitté mon cantonnement un jour que, m’étant fait porter malade pour bronchite, j’avais été reconnu et exempté de service. Or si j’avais quitté mon cantonnement c’était pour aller assister à la messe le jour de la fête de Ste Jeanne d’Arc. J’avais seulement traversé une rue mais l’adjudant m’avait aperçu. Je fus tout surpris, au rapport, en entendant le motif de cette punition. J’expliquerai plus tard comment fut purgé cette punition.

Pour fêter ce 14 Juillet, nos canons ont grondé. Plusieurs salves d’artillerie et une petite fusillade que nous leur avons servie. Ils n’ont pas tardé à nous répondre en nous envoyant un superbe saucisson de 3 à 400 kilos que j’ai bien vu se balancer dans les airs avant de venir choir un peu en arrière de nous avec une explosion effroyable. Tout tremblait autour de nous et nous craignions bien qu’ils nous en envoient d’autres. En fait de crapouillot, il était colossal celui-là. Néanmoins, pas de victime et pas de gros dégâts.

Pendant cette nuit du 14 au 15 comme la précédente on sera en sentinelles doubles, cela veut dire que chacun de nous passe la nuit entière face aux créneaux. On pense que vers minuit la canonnade sera intense.

J’ai rencontré pas mal d’Ardéchois à Rosières. Le 119e Territoriale en est formé ! J’ai rencontré en particulier le beau-frère de Pierre Caillet, Fosse de Préaux, ainsi qu’un Juillat qui est cousin d’Auguste Juillat qui est mort, il est de Préaux également. Il y a aussi au 119e un fils du père Merle de Brun et un certain Louis Panaye, un vieux garçon que je ne connais pas et qui est aussi de Quintenas. Je n’ai pas vu ces deux derniers mais c’est Fosse qui m’en a parlé.

Méharicourt, le 22 Juillet 1915, À mes Parents

Reçu une lettre d’Hervé, avec un mandat. Mange m’a écrit. Il vient de passer caporal, contre sa volonté dit-il. J’ai été nommé en même temps menuisier et agent de liaison. M. Boyer, sous-lieutenant, chef de ma section, me dit d’abandonner le poste de menuisier pour être agent de liaison.

415e R.I., 11e Compagnie, 1ère Section, Secteur 114

25 Juillet 1915, Mon père à M. Baronnat

Il le remercie de nous avoir préparé une entrevue entre son beau-frère Mange qui est mon cousin et moi. Il lui annonce qu’il vient d’apprendre la mort de mon cousin Gabriel Vergne, tué à Aix-Noulettes.

29 Juillet 1915, À mes Parents

Hervé m’a appris la mort de Gabriel. Depuis quelques temps mon parrain était dans l’anxiété à son sujet. Il devait être sans nouvelle depuis trop longtemps. Lorsqu’il n’y aura pas de nouvelles de moi pendant 20 jours, on pourra dire qu’il s’est passé quelque chose. Avant ces 20 jours, pas d’inquiétude à avoir.

Après être sorti indemne des plus grands dangers, on peut être frappé dans les périodes de plus grande tranquillité. Dieu est le maître de notre destin et toutes les précautions que l’on peut prendre ne nous sauveront pas si notre sort est d’être frappé à mort.

« Et tel qu’aux grands périls avait pu se soustraire

Peut périr pour la moindre affaire »

Aussi, je ne me fais pas de bile à ce sujet, jamais. Cependant j’ai toujours eu l’idée, je dirais presque l’intuition, que je reviendrais sain et sauf. Cela ne m’empêche pas de penser à me tenir toujours prêt à paraître devant Celui qui nous juge tous.

J’ai pour le moment la chance de me trouver dans un secteur bien tranquille. J’ai eu de la chance de partir dans un autre régiment que le 173e R.I. et de monter au front avec le 415e R.I.

Nous n’avons eu aucune attaque à faire ou à repousser depuis que nous sommes dans ce secteur, depuis le 18 Avril. Il y eut une petite attaque à l’ennemi, le 1er Mai, mais elle fut repoussée par le 338e qui est notre voisin. Une soixantaine de Boches furent tués paraît-il et les nôtres eurent deux morts. J’ai aperçu plusieurs cadavres de nos ennemis à deux ou trois mètres devant la tranchée.

Un de mes anciens camarades du 173e m’a écrit. Il me dit qu’ils sont dans un mauvais secteur, qu’ils ont souvent des attaques et que nos anciens camarades de Corte sont presque tous disparus.

Je ne vous dirai pas le nom de l’endroit où je me trouve mais tant que je ne vous dirai pas que nous avons changé vous saurez que je me trouve toujours au même endroit.

Des bruits courent selon lesquels, le 52e et le 415e, nous irions dans les Vosges, en Alsace. Rien d’officiel. Si c’était vrai, je serai heureux d’y aller pour connaître cette région jusque dans la profondeur de son sol.

Papa me dit qu’il a eu quelque idée de ce que peut être la guerre en participant aux grandes manœuvres mais je pense qu’il faut être sur le front pour pouvoir se faire une idée exacte de ce que cette guerre peut être en ce moment.

Si j’en ai le temps et l’occasion, après la guerre, j’essayerai de faire un manuscrit où je dirai mes petites impressions et appréciations sur ce temps d’hostilités. Pour le moment tout va bien et je n’ai besoin de rien. J’ai vu SEUX Marius hier, il était venu travailler dans les ruines de l’église où je suis. [annoté Maucourt]

Étant agent de liaison, je ne prends plus la garde des créneaux. Mais j’ai des courses à faire dans les tranchées pour prendre des renseignements et porter des ordres.

Dites à mon parrain que je partage sa douleur et sa tristesse après la mort de Gabriel.

1er Août 1915, À mes Parents

Me voici à mon 5ème mois de campagne. Demain c’est l’anniversaire de la déclaration de guerre. Une année de malheur se termine mais nous ne voyons pas encore la fin de ce fléau qui semble pouvoir durer encore très longtemps. On est pourtant bien las de tout cela, mais nos ennemis sont tenaces et nous devons nous montrer courageux nous aussi.

Et lorsqu’on aura arrêté les armes, quelles disputes diplomatiques n’y aura-t-il pas encore ! Revenus du front nous n’aurons plus qu’un an à rester dans les dépôts.

Tout va bien. Je suis en bonne santé et j’espère que vous allez bien vous aussi.

2 Août 1915 : reçu lettre de mon père envoyée le 26 Juillet. Me transmet le contenu d’une lettre reçue de Mange.

Tout va pour le mieux et il espère que ça continuera. Il n’a pas eu de nouvelles de moi depuis 15 jours et va m’envoyer un mot. Il est impossible de nous rencontrer étant à 15 ou 18 km l’un de l’autre. Il n’a pas de nouvelle de son beau-frère Baronnat. Il a écrit à Mont Rebus il y a 5 ou 6 jours et n’a pas reçu de leurs nouvelles depuis la mort de Gabriel. Dans quelle désolation ils doivent être. Petit Riri qui est à Mont Rebus a bien pleuré lorsqu’on lui a dit que son tonton Gabriel avait été tué. Berthe le lui a écrit.

Pour la troisième fois ils changent de tranchées et leur secteur n’est pas des meilleurs cette fois-ci. Trop près des Boches et, par cela même sujets à tous les nouveaux engins de guerre : mines souterraines, bombes, etc. Cependant personne n’est mort pendant ces quelques jours. En ce moment ils installent des cagnas pour s’abriter car ces MM. les Boches se font un jeu de les leur démolir fréquemment.

Louis Mange, Caporal au 414e R.I., 8e Cie, Secteur 164

2 Août 1915, À mes parents (carte)

Toujours en excellente santé. Cette fois-ci nous avons eu 2 ou 3 blessés dont un de mes bons copains, un nommé Cestard, de Vernoux. Ce soir j’ai vu un obus éclater au milieu d’un groupe de travailleurs ; un caporal a été mutilé et 2 ou 3 hommes blessés.

Demain soir nous serons relevés par le 52e R.I. et nous irons au repos. Les permissions commencent pour nous.

J.N. Vergne, 415e R.I., 3e Bataillon, 11e Cie, 1e Section, 14e Corps d’Armée, 28e Brigade

4 Août 1915, À mes parents

J’ai reçu avec plaisir la lettre d’Hervé. Je suis au repos depuis hier [à Rosières] et demeure en excellente santé. Je viens d’apprendre qu’un de mes conscrits a été blessé et j’espère qu’il s’en tirera ?

Les bleus de la classe 16 ont plus de chance que n’en eurent ceux de la 15. C’était à peine si l’on nous accordait 24h de permission et, quand on était loin, comme moi à Corte, on ne pouvait en profiter. Aujourd’hui 8 permissionnaires de ma Compagnie sont partis. Peut-être mon tour viendra-t-il dans quelque temps. Parmi nos 8 permissionnaires il y a 6 Russes nouvellement venus dans notre Cie et le sergent de ma demi-section, Pioch de Lannoy. Alphonse est-il venu en permission comme vous me l’avez annoncé ? Nous passons de la 2e à la 6eArmée.

Je viens de recevoir une lettre de Mange qui me dit que Papa lui a écrit. Les Anglais sont dans notre secteur. Leur front s’allonge un peu plus.

Je vois, d’après ce que m’a dit Hervé, que les civils à l’intérieur en savent plus long que nous autres sur ce qui se passe au front. Cela me rappelle une caricature qui m’a bien amusé : un poilu revient en permission. Son caporal lui demande ce qu’il a appris de nouveau en permission. Et le poilu lui répond : « J’ai appris beaucoup de choses concernant les tranchées ».

Hervé me dit que les biplans Boches ne sont pas des taubes, mais des aviatiks. Pour nous autres, monoplans ou biplans c’est tout des taubes.

14 Août 1915, À mes Parents (carte)

Deux mots pour vous rassurer. Nous ne pouvions pas écrire pendant quelques jours et maintenant encore la discrétion est de rigueur.

Toujours en bonne santé. J’espère que vous allez bien vous aussi.

17 Août 1915, À mes Parents

Tout va bien. Je suis en bonne santé. Dans deux ou trois jours je vous écrirai des tranchées. Il y a huit jours nous foulions l’argile, maintenant la marne et la craie. Notre début de campagne était moins dur que la suite, à présent.

21 Août 1915, À mon frère

Deux mots pour le cas où ma dernière carte ne serait pas parvenue à la maison. Je suis en bonne santé, tout va bien. Demain ou après-demain nous montons en 1ère ligne.

21 Août 1915, À mes Parents

J’ai reçu hier soir la lettre d’Hervé ! Je pense que vous aurez deviné que je ne me trouve plus dans le même secteur. Nous avons fait un petit voyage, à pied et par le train. Nous nous trouvons en ce moment au-dessus du camp de Châlons. Jusqu’à présent nous n’avons pas été en 1ère ligne mais nous y serons probablement demain ou après-demain.

Ici, ce n’est pas la Picardie, c’est presque un désert, ce sont des régions crayeuses et incultes, des pays secs et éloignés des villes et des villages. En un mot, des terres désertes qui s’étendent à Perthes de vue.

Nous logeons sous les petits pins dans des huttes semblables à celles des tribus sauvages, faites de terre et de bois. C’est dans ces bois que l’on a notre repos et non plus dans ces bourgades qui s’appelaient R. M. H. etc.

Je pense qu’après avoir passé là un mois ou deux un homme doit être un ours ou un animal sauvage.

Les 1ères lignes de tranchées seront probablement plus meurtrières ici car, comme beaucoup de nos anciens le disent, dans notre précédent secteur ce n’était pas la guerre. D’ici deux ou trois jours je pourrai vous dire ce qu’il en est exactement.

Mais quel que puisse être le danger je vous garantis que je n’ai pas peur et que je saurai faire tout mon devoir comme un déjà vieux poilu. Me voici promu grenadier, c’est-à-dire lanceur de grenades – grenade jaune au bras gauche. S’il se passe quelque chose me voici prêt à bombarder les Boches.

Hier soir j’ai rencontré Garonnat ; il est caporal au 2e Bataillon, 8e Cie du 415e ainsi que “Baralou”, l’ancien ouvrier de Pierre Caillet (même Cie). Nous avons causé ensemble un bon moment devant la hutte qui abrite mon escouade. Ils n’ont pas oublié notre patois et vont bien tous les deux. Avant de partir pour ce nouveau secteur, j’avais vu le fils de Jean Brias de Seytenas ; il est caporal au 99e R.I.

Notre cousin Crouzet se trouve non loin de nous et il m’a envoyé un bonjour par un de ses camarades. On se retrouve tous car c’est tout le 14e Corps qui a changé de secteur.

J’ai reçu dernièrement des nouvelles de Gabriel Faurie .

Je suis toujours en excellente santé. Tout va bien.

24 Août 1915, À mes Parents

Je suis en excellente santé. Demain 25 Août nous montons en 1ère ligne. Ce sera un peu plus meurtrier que dans l’ancien secteur. J’ai bon espoir d’en revenir sain et sauf après ces 6 jours en 1ère ligne.

Alphonse est lui aussi en 1ère ligne avec tout le 1er Bataillon du 75e de réserve. Les permissions ne marchent plus. Je ne sais plus quand je pourrai aller faire un petit tour au pays.

26 Août 1915, À mes Parents

Des tranchées je vous adresse ces deux mots. Tout ne va pas trop mal. Depuis hier un seul blessé dans ma Compagnie. Ces tranchées sont un peu bouleversées. Nous occupons des entonnoirs. Les bombes pleuvent et il y a quelques cavernes entre nos lignes de tranchées.

Je suis en bonne santé toujours.

Les nouveaux casques nous ont été distribués aujourd’hui dans la tranchée. Ils nous seront d’une grande utilité car ils préserveront notre tête contre les éclats d’obus.

27 Août 1915, À mes Parents

J’ai reçu hier la lettre et le mandat d’Hervé ! Je suis en bonne santé. Tout ne va pas trop mal. Je suis blanc comme un meunier. De la craie partout et toujours. Le moindre obus met tout en l’air. Ce n’est plus de la terre mais de la poussière blanche. On se paie quelque chose en fait de bombes !

La correspondance avait été interrompue quelques jours et il nous avait été recommandé d’être très discrets. Tout serait ouvert et lu. Nous étions au repos à Rosières lorsqu’arriva l’ordre de départ. Le 9 Août nous marchions sur Amiens ; on s’arrêta à [illisible], puis le lendemain nous marchions sur Montdidier. Nous passâmes Jumel et nous dirigeâmes vers Grivesnes. Le lendemain nous prenions le train à Hargicourt. Nous passâmes près de Paris ; nous descendîmes du train à St-Hilaire près de Châlons-sur-Marne où nous passâmes la nuit. Le lendemain nous reprenions notre marche et nous arrivions à l’Epine et Courtisol où nous avons cantonné pendant 5 jours. Ensuite nous montions à la cote 152, à 5 ou 6 km des lignes Boches. Enfin le 25 Août nous montions en 1ère ligne où nous sommes en ce moment. Demain, 28, nous repartons prendre un peu de repos car, ici, l’on est assez vite exténué.

Il est probable que nous changerons encore de secteur. Je vous ferai toujours tout comprendre si vous faites bien attention à ce que je vous dis sur mes cartes. On nous interdit d’indiquer le nom des lieux où nous combattons mais je pense que nous pouvons dire le nom des localités où nous passons.

Il fait plutôt chaud et même trop chaud par ici. Hier je suis allé chercher la soupe à environ 2 km et en arrivant j’étais en nage. En faisant la relève on a non seulement la chemise trempée mais la veste aussi.

Ne m’envoyez rien, j’ai déjà deux tricots dans mon sac et il est assez lourd comme cela. Merci à Hervé pour le mandat qu’il m’a envoyé, mais je ne veux absolument pas que vous vous priviez pour moi. J’ai tout ce dont j’ai besoin.

31 Août 1915, À mes Parents

Je suis toujours en bonne santé, mais à présent, ça barde. Relevés des tranchées le 28, nous avons fait une longue marche sous une chaleur torride. Partis à 9h le matin nous sommes arrivés à 5h du soir dans le bois où nous devons cantonner. Jamais encore je n’avais calé dans les marches mais ce jour-là, après une dizaine de km j’ai été obligé de m’arrêter. J’avais fait tous mes efforts avant de poser le sac. Après plusieurs demandes le Major m’a autorisé à mettre mon sac sur la charrette de la Cie. Allégé de mon sac j’ai pu marcher. Les guitounes montées il fait nuit. Nous étions une cinquantaine à suivre le sergent pour aller prendre les outils de travail lorsqu’un orage nous surprend. Douche formidable ; nous recevons tout sur le dos. Le lendemain il nous est impossible de faire sécher nos vêtements ; il pleut toute la journée et, le soir, sac au dos et un outil en main nous parcourons encore 10 à 12 km pour aller creuser un boyau sanitaire pendant la nuit. Il pleut toujours et nous sommes trempés jusqu’aux os. Il faut travailler quand même mais c’est bien difficile.

Au petit jour nous revenons dans un bois après avoir parcouru environ 2 km. On grelotte et on se met à la recherche de quelque abri. J’ai découvert un camion Berliet dans le bois et je m’y suis abrité. Au cours de la matinée des camarades ont allumé de grands feux que nous entourons en cercle. Ainsi nous parvenons à peu près à nous sécher. Ce soir nous irons continuer le travail pendant la nuit.

Bien que nous soyons bien en arrière des premières lignes (2500 m environ) un caporal a reçu une balle perdue dans le mollet.

Nous pensons qu’une grande offensive se prépare. C’est le 416e qui a pris notre relève aux tranchées. Le 52e n’est plus avec nous. Un jour prochain ça va chauffer et on ira en avant.

Tous les jours nous rencontrons de nouveaux régiments. Il y a quelque chose comme effectif. Dans la Somme, nous avions des nuits silencieuses mais ici le grondement des canons ne s’interrompt jamais et, toutes les dix minutes, on entend le moulin à café ! Malgré tout on ne manque pas de courage et on rigole. Quand on se mouille on rigole en disant : « Ah les Boches ! Qu’est-ce qu’ils doivent prendre comme douche ! ». Quand on est bombardé on bombarde aussi et on rigole en disant : « Qu’est-ce qu’ils prennent pour leur rhume ! ». À quoi sert de se faire de la bile ? Il vaut mieux prendre les choses en riant.

5 Septembre 1915, À mon frère

J’ai bien reçu ta lettre du 29 Août ainsi qu’une carte d’Alphonse. Nous travaillons toujours très activement à creuser de larges boyaux dits sanitaires. Il faut penser à la marche en avant.

Crouzet m’a fait apporter un bonjour par un de ses camarades. Je pense que nous nous verrons un de ces jours.

Papa a des furoncles sur tout le cou. Il se trouve que je suis exactement dans le même cas ; je ne puis presque pas tourner la tête. C’est très pénible. Beaucoup ont la furonculose dans ma Cie.

Je vois qu’à Quintenas la liste des victimes de la guerre s’allonge toujours.

5 Septembre 1915, À mes Parents

C’est aujourd’hui l’anniversaire de la Victoire de la Marne. Je suis toujours en bonne santé. Pour les travaux, ça barde toujours. Soyez sans inquiétude à mon sujet, tout va pour le mieux.

Au point de vue nourriture on ne nous soigne pas mal. Mais c’est l’eau qui nous manque. Impossible de se nettoyer. Depuis que nous sommes dans cette région, nous sommes toujours dans les bois ou dans les tranchées. Jamais plus un village.

11 Septembre 1915, À mes Parents

Reçu la lettre de Papa du 6 Septembre.

J’avais écrit hier avant de partir au travail. Nous venons de rentrer à notre cantonnement, la nuit tombe. Nous devons y retourner demain à 2h du matin.

Je suis toujours en excellente santé.

S’il se passe quelque chose j’ai confiance en notre succès en voyant la quantité de troupes qui se préparent et surtout le nombre de canons qui entreront en action et qui pour l’instant restent muets. J’ai encore plus confiance en Dieu.

17 Septembre 1915, À mes Parents

Ça va barder sous peu. Aujourd’hui encore je me suis reposé. Tous les hommes sont, non pas malades, mais bien fatigués. Ce matin 25 hommes de ma Cie s’étaient fait porter malades, moi seul ai été reconnu, car les travaux pressent toujours en touchant à leur fin.

Ce 18 Septembre, je continue ma lettre interrompue hier par un rassemblement. Ce matin je suis allé en 1ère ligne. Les Boches nous ont laissés tranquilles.

Je suis satisfait de constater que vous recevrez bien ma correspondance et moi aussi la vôtre.

C’est avec beaucoup de peine que j’ai appris la mort de Paul Riou , le tambourinaire appelé “La Poule”. Il était mon ancien camarade de jeunesse. Nous allions en champ ensemble aux Pâtureaux . J’ai bien cette idée que, si l’on doit être atteint mortellement, on le sera tôt ou tard, malgré toutes les précautions possibles. Cependant je ne partage pas cette manière de dire : « Autant mourir maintenant que plus tard. » Il y a des règles à observer dans notre vie aux tranchées. Premièrement il faut éviter de demeurer en groupes dans une tranchée en cas de bombardement un peu violent. La raison en est que si un

obus touche en un endroit de la tranchée, il y aura grâce aux chicanes mille chances de moins que quelqu’un soit tué ou atteint, et jamais plus d’un ne sera tué à la fois. Dans de bons abris on ne risque rien mais, à défaut, il faut que tous soient disséminés et assez espacés.

Je ne crois pas, d’après expérience, que dans un bombardement de tranchées, plus de 10% des obus tombent dans la tranchée elle-même. J’ai assisté à de nombreux bombardements et je n’ai vu que très peu d’obus tomber dans la tranchée même.

Hier ça chauffait quelque peu dans notre secteur pendant la nuit mais nous ne nous sommes pas dérangés car nous étions un peu en arrière. Et puis ça n’a pas duré longtemps.

Ne m’envoyez rien, ni chaussettes ni imperméable. D’ailleurs on nous a fait faire hier un ballot de tout ce que nous avions de trop dans notre sac. Nous ne conservons que le strict nécessaire pour faire campagne : les vivres de réserve, deux boîtes de singe, 12 galettes, un sachet de légumes, un peu de café et du potage salé, une chemise et un mouchoir. Sur le sac, la toile de tente, l’autel portatif, le campement ; le couvre-pied va nous être retiré.

Vous comprenez que pour aller en avant il ne faut pas un sac trop lourd.

Avant-hier un caporal de ma Cie a arrêté un espion boche déguisé en modeste lieutenant d’artillerie. Cinq minutes avant nous étions en train de parler des espions en mangeant notre rata. Le faux lieutenant venait de passer devant nous ; alors l’un d’entre nous a dit en le montrant : « Qui sait si celui-ci n’est pas un espion. » Un autre ajoute : « Il a l’air trop balourd pour ça. » Et nous nous sommes tous mis à rire. Le faux lieutenant se retourna à demi, comme s’il avait entendu ce qu’on venait de dire. Il s’est fait arrêter peu après en demandant où était l’emplacement des pièces lourdes.

Pas de nouvelles de Baronnat, ni de Mange.

19 Septembre 1915, À mes Parents

J’ai vu hier Baralou et Garonnat et nous avons causé du pays ensemble. Comme moi ils avaient appris la mort de Paul Rioux et en étaient bien attristés. Nous avons parlé des cousins Émile et Marius Vergne, qui est le conscrit de Baralou.

Toujours dans les travaux de terrassement. La nuit dernière nous avons charrié des rondins pour recouvrir les boyaux tout près de Perthes. On charriait aussi des pétards et des grenades en pagaille. Il y a des grenades en forme de bouteilles que nous appelons du « Champagne pour les Boches ». Ce matin j’ai servi une messe et j’ai fait la communion.

Je suis toujours en bonne santé, la blessure est presque guérie. Il nous tarde que tous ces travaux soient terminés. On nous avait promis du repos pour cette semaine mais nous sommes toujours au même endroit. Depuis une huitaine de jours le temps n’est pas mauvais.

22 Septembre 1915, À mes Parents

Tout va bien. Toujours en bonne santé. Nos travaux sont enfin terminés et je pense que nous allons avoir deux ou trois jours de repos.

Nous partirons probablement demain matin.

On dit que ça ne va pas tarder à chauffer. Il y a ici des quantités de régiments, Biffins, Infanterie coloniale, Zouaves, Tirailleurs algériens et sénégalais, etc.

Ça va barder. N’ayez aucune inquiétude à mon sujet.