J’ai perdu mon meilleur copain, Joseph Vidal de Pézenas, dans l’Hérault, de Montagnac plus précisément. Nous ne nous sommes presque jamais quittés depuis notre incorporation au 173e R.I. à Corte où nous avions fait connaissance. Ensemble nous venions d’être faits prisonniers au Bois La Caillette. Et là, nous avions été séparés par les Allemands. Joseph Vidal, ainsi que mon compatriote d’Annonay, Mercier, avaient été emmenés dans un groupe et moi dans un autre. Et depuis ce jour-là, le 1er Juin 1916, nous ne nous sommes jamais plus revus. Je sais que mon compatriote Mercier mourut peu après son retour de captivité.

Ce que j’avais de plus terrible à souffrir durant ma captivité et surtout les premiers mois ce fut l’ennui et la faim.

Les Allemands nous occupèrent d’abord, moi et un certain nombre de mes camarades, à des corvées de chiffonniers. Ils nous faisaient ramasser dans des sacs et séparément toutes sortes de débris dans les rues et les cantonnements : les os, les boîtes vides, les morceaux de verre, les bouts de chiffons et de ficelles, les papiers, etc. Ils tiraient parti de tout cela. Puis nous faisions les cantonniers. Quelques-uns, des paysans, étaient groupés en équipes de faucheurs.

La nourriture qu’ils nous distribuaient était réduite au strict minimum pour ne pas mourir de faim. Tous nous avions toujours faim, tous nous nous plaignions constamment de la faim. C’était le régime qu’il me fallait pour m’aider à me vaincre, mais j’avais une faim de loup et guettais toutes les occasions de la satisfaire en partie.

Nous recevions un petit morceau de pain noir, moins de cent grammes, par jour ; le matin on nous distribuait une décoction d’orge grillé que l’on nommait café ; à midi et le soir une petite quantité de soupe claire, trop claire pour contenir beaucoup d’éléments nutritifs ; enfin, de temps en temps, nous recevions un tout petit morceau de viande de cheval que nous trouvions délicieuse.

Les faucheurs qui avaient peiné toute la journée recevaient le soir comme salaire spécial un supplément de pain. Je me souviens d’avoir assisté à cette dernière distribution. Les faucheurs, presque tous de bons vieux de plus de quarante ans, étaient alignés dans la cour. On apportait deux ou trois pains qui étaient aussitôt partagés en tranches pour chacun. Et la tranche que chacun recevait était bien mince. J’en fis la réflexion à un de ces bons vieux : « C’est là tout ce qu’on vous donne pour avoir fauché toute la journée ? » — « Hé, mon pauvre gars, me répondit-il, tu ne sais donc pas ce que c’est que la faim, toi ? » Hélas, si, je ne le savais que trop moi aussi et j’aurais bien voulu recevoir une tranche de pain comme la leur.

Un jour des lanciers arrivèrent sur leurs chevaux ; tous les prisonniers de la localité où j’étais ainsi que ceux des villages avoisinants furent rassemblés en colonne sur la route et partirent pour une longue marche jusqu’à Stenay où nous arrivâmes à la tombée de la nuit. On nous logea pour quelques heures dans la Caserne Chanzy mais il nous fut impossible d’y fermer l’œil un instant. Ordres et contre-ordres, toute la nuit on nous fit avancer, avancer encore puis reculer, reculer encore. Au petit jour on nous conduisit à la gare et nous fûmes embarqués dans des wagons à bestiaux.

Une partie du convoi devait descendre à Mouzon, l’autre à Carignan[1], dans les Ardennes. Je descendis à Mouzon.

À Mouzon nous fûmes logés dans l’église, une belle église gothique. Nous étions de quatre à cinq cents prisonniers dans cette église. Une couche de paille de bois était étendue dans la nef à droite et à gauche, une allée étant réservée au milieu ; nous couchions là-dessus. D’autres couchaient dans le chœur, sur les marches de l’autel ; l’autel servait de table. Nous rentrions et sortions par une porte du transept sur le côté gauche. De ce côté là se trouvait un hôpital tenu, je crois, par des religieuses et le grand mur qui clôturait la cour de cet hôpital était très rapproché de l’église. Lorsque nous sortions de l’église nous étions enfermés entre le mur de l’hôpital et l’église. Devant, à l’entrée, il y avait des fils de fer barbelés et une sentinelle toujours en faction.

Nous étions soumis au même régime alimentaire ; c’était parmi nous la famine et chacun s’employait à trouver quelque chose à manger ne fût-ce qu’une miette de pain. Il arrivait parfois qu’une main généreuse, compatissante et inconnue lançât un mouchoir rempli de morceaux de pain. Aussitôt le mouchoir était aperçu, volant par-dessus le mur de l’hôpital, une véritable meute de prisonniers affamés se précipitait sur son contenu. Ces hommes roulaient les uns sur les autres, se débattaient par terre en poussant des exclamations, parfois en proférant des injures. Ceux qui avaient réussi à s’emparer d’un des morceaux de pain que contenait le mouchoir se retiraient tout satisfaits. Pour moi, je ne me sentais pas le courage de me mêler à cette bagarre et je n’étais ni assez fort ni assez vif pour en profiter.

Les Allemands nous faisaient sortir de l’église par équipes pour aller travailler dans les champs sous la surveillance des sentinelles.

Pendant que nous passions dans les rues de la ville, en rangs, encadrés de sentinelles avec l’arme à l’épaule ou à la bretelle, nous apercevions des compatriotes civils qui allaient et venaient et, quand cela nous était possible, nous ne manquions pas de leur adresser la parole.

C’était, le plus souvent, pour leur dire que nous avions faim. Lorsque nous apercevions une femme sortant de la boulangerie où des nations neutres et secourables : Espagne, Amérique fournissaient du pain aux populations des pays envahis nous ne la quittions pas des yeux. Lorsque nous passions près d’elle, et malgré les sentinelles, nous demandions tous : Un morceau de pain ! Donnez-nous un morceau de pain ! Le plus souvent et très discrètement la brave femme remettait un morceau de pain à l’un des prisonniers du groupe.[2] Et alors, chacun demandait à son tour en même temps : Tu m’en donneras un petit bout ! Dis, tu m’en donneras ? Quelquefois le pain était fort bien partagé et chacun en avait une bouchée. D’autres fois, l’heureux du jour se contentait d’en faire part à deux ou trois de ses camarades et les autres se contentaient de remuer leurs mâchoires à vide.

Quand nous le pouvions, nous ramassions des herbes dans les champs, des pissenlits surtout et des petites pommes vertes qui tombaient mais cela n’était pas fort nourrissant.

Les habitants de Mouzon furent généreux pour nous malgré le grand dénuement et la misère dans lesquels ils étaient. Ils nous firent apporter un peu de linge et quelques victuailles très insuffisantes pour le nombre considérable que nous étions mais qui nous étaient une douce consolation.

J’avais un peu d’argent et j’aurais bien voulu trouver à acheter quelque chose à manger : du pain, des pommes de terre, mais c’était impossible, il n’y avait rien.

Il n’y avait que du tabac qui, même, ne coûtait pas cher. J’achetais du tabac, beaucoup de tabac et je fumais, je fumais tant que je pouvais pour tromper ma faim et pour tuer l’ennui qui m’obsédait. La plupart faisaient de même. Quand on avait bien fumé, on venait se coucher dans l’église, sur cette paille de bois qui était pleine de poux. Je m’étais affaibli au point que je ne pouvais plus me tenir longtemps debout et que je ne sentais plus mes jambes. Nous étions prisonniers depuis deux ou trois semaines quand on nous permit d’écrire à nos familles sur des cartes spéciales ; nous ne devions pas dire où nous étions et nous donnions comme adresse celle d’un camp de prisonniers en Allemagne que nous ne connaissions pas encore.

Un prêtre catholique allemand en uniforme d’officier vint un jour dans l’église où nous logions. Il ordonna à tous les catholiques de venir devant lui. Un certain nombre de prisonniers seulement lui obéirent, les autres se poursuivaient dans la tribune derrière les orgues, au fond de l’église, derrière les piliers. Il avait beau répéter d’une voix forte : « Tous les catholiques ! Ici ! » beaucoup ne venaient pas et ne vinrent pas. Alors il nous expliqua qu’il se mettait, dans la sacristie, à la disposition de tous ceux qui désiraient se confesser. J’allai me confesser à lui ainsi qu’un petit nombre de mes camarades. Je savais que dans la religion catholique tous les hommes doivent être devant Dieu et les sacrements comme des fils et des frères. Je ne me confessais pas à un Allemand, je me confessais à un prêtre de mon Dieu, et j’eus l’occasion de le dire à des camarades.

Le dimanche de la Pentecôte, nous n’avions pas eu de messe et, pour y suppléer, ce prêtre catholique allemand vint célébrer le Saint Sacrifice dans notre église, un jour de la semaine ou plutôt le jour de l’octave.

Un soldat allemand tenait l’harmonium et chantait pendant la messe. Je fis la sainte Communion ainsi que mes camarades qui s’étaient confessés avec moi la veille.

Le 15 Juillet nous quittions Mouzon ; on nous expédiait en Allemagne après nous avoir gardés en quarantaine dans les départements occupés. Enfermés dans des wagons à bestiaux nous ne voyions même rien des régions que nous traversions. On nous fit faire halte à Kaiserslautern et on nous offrit une tasse de café au lait et un morceau de saucisse blanche, sans pain. Plus loin nous eûmes encore une tasse de café au lait avec un morceau de pain sec.

Darmstadt, dans le duché de Hesse, fut le terme de notre premier voyage d’agrément en pays ennemi. À notre descente de train quelques civils voulurent acheter nos casques de tranchée et les marchandèrent. La plupart d’entre nous s’en étaient déjà débarrassés comme d’un poids trop lourd. J’avais encore le mien mais je ne voulus pas le vendre.

Nous demeurâmes une quinzaine de jours au camp des prisonniers de guerre de Darmstadt puis nous fûmes expédiés plus loin en plusieurs convois. Ce camp était assez bien organisé et n’était pas désagréable d’aspect. J’aurais voulu y demeurer. Je me demandais quelle profession j’allais faire inscrire comme étant la mienne. Je ne me donnais pas le titre d’étudiant car ceux-là ainsi que tous les prisonniers exerçant une profession libérale étaient envoyés en représailles bien loin, en Pologne, pour y défricher des marais d’après ce qu’on m’assurait. Je me serais fait inscrire comme paysan mais on m’en dissuada encore en me disant : « Les paysans, ceux-là, on les envoie tous dans les mines. » Je ne voulais pas aller dans les mines. J’avais remarqué qu’il fallait des menuisiers dans le camp où toutes les baraques étaient en bois, je résolus de me faire inscrire comme menuisier.

Cela ne me réussit pas. Les Allemands établirent une liste de tous ceux des prisonniers qui étaient ouvriers du bâtiment. Je fus donc dans cette liste en qualité de menuisier. Nous fûmes tous expédiés en Prusse Orientale pour y être employés à la reconstruction des villes et des villages qui avaient été dévastés ou détruits par les Cosaques avant Tannenberg. Les prisonniers y étaient fort mal. Les Allemands nous disaient que nous étions là en représailles parce que les Français avaient envoyé leurs prisonniers au Maroc. Lorsque nous nous plaignions ils nous répétaient : « Maroco ! Maroco ! » Nous étions comme noyés dans un immense troupeau de prisonniers russes, sales, loqueteux, affamés, misérables, pitoyables. Ces Russes, les Allemands les traitaient comme un vil bétail, les frappaient au visage lorsqu’ils osaient se plaindre ou réclamer. Au camp de Heilsberg[3] où nous fûmes enfermés à notre arrivée nous ressentîmes une impression de terreur ; nous allions avoir affaire à des brutes sans pitié ; nous sentions que la vie d’un prisonnier ne leur coûtait pas cher surtout si c’était un Russe. Ils avaient un peu plus d’égard, si l’on peut dire, pour nous, les Français. Chaque jour il y avait à l’entrée du camp des hommes attachés à des poteaux. C’était la punition en vogue à cet endroit là. Il ne fallait pas grand’chose pour mériter une journée de poteau. Le patient était étroitement serré contre le poteau par des cordes qui passaient sous la poitrine, sur le ventre et sur les jambes ; les mains étaient liées en arrière. Les pieds reposaient d’abord sur une pierre ou une brique dressée. Lorsque le patient était bien ficelé au poteau on retirait la pierre ou la brique et il restait suspendu. À l’heure des repas on mettait à ses pieds une gamelle de soupe pour qu’il la vit seulement.

Les baraques du camp tenaient de la cave et de l’isba. Creusées en terre leur toit ne dépassait le sol que d’un mètre environ. Il y avait de chaque côté, dans le sens de la longueur, deux rangées de couchettes superposées. Au milieu il y avait habituellement de l’eau et de la vase. La nourriture était infecte ; les Russes la mangeait parce qu’ils n’avait pas autre chose ; les Français avaient reçu quelques biscuits qu’ils s’ingéniaient à faire durer le plus longtemps possible. On s’arrêtait dès que la faim était un peu apaisée ou trompée. Les Allemands nous donnaient parfois, même assez souvent, un hareng chacun. Ces harengs qu’ils recevaient en tonneaux sentaient très mauvais. J’essayai bien de vaincre ma répugnance et d’en manger mais je n’y parvins jamais. Non seulement je n’y parvins jamais mais, depuis mon retour de captivité et jusqu’à présent je n’ai plus mangé de poisson ni rien de ce qui a un goût de poisson dont j’ai le plus grand dégoût surtout si c’est du hareng.

Je me souviens d’un pauvre petit prisonnier français, au camp de Heilsberg, qui eut un soir la drôle d’idée d’attacher son hareng au poteau en simulacre de la punition à la mode en ce camp et probablement avec quelque intention bien déterminée ; il ne tarda pas à être aperçu et appréhendé ; il fut, à son tour, attaché au poteau séance tenante. Il ne fallait pas même avoir l’air de tourner en ridicule nos gardes-chiourme.

Ce triste camp noir, qui semblait se terrer effrayé dans la vase noire d’une plaine marécageuse, était dominé par une plate-forme en bois où l’on voyait une mitrailleuse toute prête à entrer en action. Chaque jour, on y entendait, avec les vociférations des gardiens, les cris de douleur des Russes.

Après une dizaine de jours passés dans ce triste “bagne” de Heilsberg nous fûmes dirigés, mes camarades français et moi, sur la région qui avait été dévastée par l’invasion des Russes avant la victoire d’Hindenburg à Tannenberg et répartis en Bankcommandos dans les villes de Gumbinnen[4], Stallupönen[5], Eydtkuhnen[6], Pillkallen[7], etc. Je fus envoyé à Stallupönen. Le bankommando de Stallupönen comprenait deux grandes baraques très allongées et que j’appelais des caves car elles étaient en partie enfouies dans la terre comme celles du camp d’Heilsberg. Dans une de ces deux baraques logeaient les Russes ainsi que quelques Serbes et Polonais ; dans l’autre logeaient les Français ainsi que quelques Belges et plus rarement quelques Anglais.

Je fus employé les premiers temps au déblaiement des ruines. Nous chargions ces débris dans des wagonnets que nous allions décharger sur les chemins. D’autres prisonniers faisaient du terrassement ; les maçons relevaient les murs, rebâtissaient les maisons ; les charpentiers, les couvreurs, les menuisiers, les peintres achevaient de restaurer tout sous la direction et la surveillance des soldats allemands du métier. La plupart du temps il nous était interdit de causer, de fumer, il ne fallait même pas se redresser et lever la tête. La punition du poteau y était infligée journellement et pour peu de chose, comme à Heilsberg.

La nourriture que nous y recevions était infecte comme celle du camp de Heilsberg. Cette nourriture se composait de pain noir très lourd, de harengs et de soupes. Nous avions trois genres de soupes que nous appelions : soupe au poisson, soupe au boudin et soupe au pétrole. La première était un mélange de pulpe de betteraves, de rutabagas, de quelques trop rares pommes de terre le tout assaisonné avec une quantité de poissons plus ou moins avariés ; avant de manger cette soupe il fallait rechercher les nombreuses arêtes qu’elle contenait. La soupe au boudin était un mélange identique mais il était assaisonné avec des conserves de boudin. D’où venait tant de boudin ? Je l’ignore.

La soupe au pétrole était faite seulement d’une sorte de farine grise provenant surtout d’os broyés mais qui, pour une raison que j’ignore, avait l’odeur et le goût du pétrole. Les Français arrivaient (un certain nombre du moins) à manger la soupe au boudin ; il leur était plus difficile d’absorber la soupe au poisson, les plus affamés perdaient l’appétit en reniflant cette soupe. Quant à la soupe au pétrole, nul Français ne parvint jamais à se l’ingurgiter. C’était le soir surtout qu’on nous servait cette soupe-là. Le premier servi disait à ses camarades : « Soupe au pétrole, faites-vous servir. » Chacun venait tendre sa gamelle, à tour de rôle, pour y recevoir une grande louche de soupe au pétrole, puis il descendait dans la baraque et s’en allait directement la vider dans les tinettes qui se trouvaient tout au fond. Entre nous, prisonniers, il était convenu que nous prenions tous la soupe pour éviter que l’on nous resservît la même le jour suivant, mais nous allions la jeter dès que nous n’étions plus vus des Allemands.

Les pauvres Russes n’ayant pas autre chose à se mettre dans l’estomac et étant déjà habitués à manger, dans leur pays, des soupes de ce genre, bien que meilleures certainement, avalaient des quantités de soupe au poisson et ne jetaient rien.

Je ne sais pas quel est le Français, homme d’État ou autre, qui eut la généreuse idée de faire expédier des biscuits, du pain de guerre aux prisonniers français en Allemagne, s’il était connu, nous, les anciens captifs, nous nous cotiserions tous pour élever à sa mémoire le monument de notre reconnaissance.

C’est grâce à ces envois de biscuits que des centaines et des milliers de prisonniers de guerre français ont pu subsister, résister aux maladies qui les guettaient et rentrer dans leur patrie sains et saufs après l’armistice. Le gouvernement français en envoyait environ deux kilogs par semaine à chacun de ses soldats prisonniers et malgré quelques incidents ou avaries ils nous parvenaient assez bien et assez régulièrement. Nous nous arrangions pour les économiser et les faire durer le plus longtemps possible. Lorsque les caisses de biscuits nous parvenaient, c’était une fête dans nos pauvres baraques, c’était de la joie qui rayonnait sur tous les visages. Les pauvres Russes nous considéraient avec des yeux d’envie. En général nous leur abandonnions les morceaux brisés qui restaient au fond des caisses.

Aussitôt reçues les caisses étaient ouvertes et la distribution commençait. Chaque prisonnier français venait prendre sa ration qui, en général, était de quarante à quarante-cinq biscuits. Elle devait durer jusqu’au prochain envoi. Aussi chacun calculait-il avec soin ce qu’il pourrait en manger par semaine et par jour.

Lorsque, en 1917, les Allemands entreprirent ce qu’ils appelaient “leur blocus sous-marin” nos gardiens nous assurèrent que, bientôt, nous ne recevrions plus de biscuits parce que ni la France ni l’Angleterre ne pourraient plus s’approvisionner en blé ni en autres vivres ou denrées.

La réponse ne se fit pas attendre. À partir de cette époque, non seulement la France ne cessa pas de nous envoyer des biscuits mais elle augmenta notre ration hebdomadaire et, au lieu de 2 kgs elle nous en fit envoyer 5 livres.

Nous ne manquâmes pas de le dire et de le répéter à nos gardiens qui, ne sachant que nous répondre, en demeuraient comme ahuris. Je vois et j’entends encore ces loustics dire à ceux qui nous gardaient, avec un franc éclat de rire : « Eh ! Votre fameux blocus sous-marin ! Regardez ces biscuits qui nous arrivent toujours ! Et nous en recevons une livre de plus maintenant ! Hein ! Qu’est-ce qu’ils f…. vos sous-marins ? » Là-dessus tout le groupe de prisonniers riait de bon cœur ; chacun se “gondolait”. Seuls les gardiens allemands ne riaient pas mais ils ne se fâchaient pas non plus, ils avaient comme un sourire amer et désabusé.

Ils essayaient de se défendre en nous disant : « Oh ! Mais, attendez ! Attendez encore ; vous verrez bien. » Oui nous attendîmes, nous pûmes heureusement attendre jusqu’à l’armistice car les biscuits arrivèrent toujours.

Ce que j’ai dit pour les biscuits je pourrais aussi bien le dire pour les colis que nous recevions. Chaque prisonnier anglais recevait des colis envoyés par le gouvernement anglais. Pour nous Français ce n’était pas notre gouvernement qui nous envoyait des colis, c’étaient les familles, de braves marraines, des sociétés de dames charitables, des comités départementaux de secours aux prisonniers de guerre, etc. Aussi y avait-il des prisonniers français qui recevaient des quantités de colis et d’autres qui n’en recevaient presque pas. Certains vivaient dans une grasse abondance pendant que d’autres étaient en guerre avec la faim.

Certaines villes charitables, comme Lyon qui fut tant secourable aux prisonniers, faisaient des envois de colis spéciaux pour les nécessiteux c’est-à-dire pour ceux dont personne ne s’occupait, ni famille, ni sociétés.

C’est ainsi que à notre départ de Darmstadt pour la Prusse Orientale, n’ayant encore rien reçu, ni lettres, ni colis, ni biscuits, les anciens du camp qui s’occupaient du service des colis nous firent distribuer de grandes galettes qui avaient été envoyées par la ville de Lyon. Grâce à ces quelques grands biscuits nous pûmes faire notre long voyage jusqu’à Königsberg sans trop souffrir de la faim. De même, lorsque nous revînmes de Prusse Orientale et que nous arrivâmes au camp de Wahn[8] vers la Toussaint de 1916 les anciens du camp nous firent distribuer des colis qui étaient en réserve pour les nécessiteux, à raison d’un colis pour deux hommes.

Qu’est-ce qu’on trouvait surtout dans les colis envoyés aux prisonniers ? On y trouvait des conserves : boîtes de bœuf à la gelée, de corned-beef, boîtes de sardines, de thon, boîtes de pâté, de graisse, de beurre, etc. On y trouvait du sucre, du chocolat, du café, des boîtes de lait condensé ou concentré, des paquets de nouilles, de pâtes diverses, de riz, de haricots, etc. etc.

On y trouvait du savon et du tabac et ces deux ingrédients étaient tout particulièrement les bienvenus, le premier parce qu’il n’existait plus en Allemagne et le deuxième parce qu’il n’avait pas son pareil chez les marchands de ce pays.

Quelquefois aussi on y trouvait un cache-nez, une paire de chaussettes, de mouchoirs, une chemise, un tricot et même des vestes, des pantalons, des képis et jusqu’à des chaussures.

Quand un camarade nous annonçait : « Eh ! Les gars ! Il y a un sac de colis d’arrivé ! Deux sacs ! » c’était tout un événement et chacun avait l’espoir qu’il y aurait quelque chose pour lui ; mais quelquefois il y en avait un, deux, trois pour le même prisonnier et plusieurs ne recevaient rien.

J’ai dit que pendant la guerre, lorsque j’étais soldat je ne demandais d’argent à personne, ni à mes parents, ni aux Frères. Mais, lorsque je fus prisonnier et que j’eus faim j’osai demander à mes parents et aux Frères de m’envoyer ou de me faire envoyer des colis. Mes parents m’en envoyèrent quelques uns seulement surtout au début de ma captivité.

Dès que le cher Frère Visiteur de Turquie Pachomius apprit que j’étais prisonnier en Allemagne et avant que je ne lui eusse demandé il me fit envoyer deux colis par mois par une société de Lyon : « Le Paquet du Prisonnier de Guerre ». De plus il donna mon nom à la Présidente des Dames de France, Madame Bompard, ex-ambassadrice de France à Constantinople qui me fit envoyer un colis par mois.

Je n’avais pas cessé d’écrire à une des bonnes infirmières qui m’avaient soigné à la Demi-Lune et elle me répondait toujours très aimablement. Cette bonne dame avait un frère prêtre qui était professeur de philosophie au grand séminaire et son mari avait été fait prisonnier à la bataille de Champagne, en 1915. Madame Mauvas, c’était son nom, et sa mère, Madame Janin, étaient de ces admirables Françaises qui pendant la guerre consacraient leurs loisirs et leurs richesses à apporter du réconfort aux combattants et des secours aux blessés et aux prisonniers. Ces saintes femmes se sont entièrement dévouées au service de leur patrie ; nulle décoration, nulle citation ne les a signalées à l’attention publique ; qui se souvient encore avec reconnaissance des bienfaits qu’elles ont prodigués ? Elles incarnent pour moi la bonté, la douceur incomparable de la femme de France.

J’étais en Prusse Orientale lorsque, pour la première fois depuis que j’étais prisonnier, j’écrivis une petite carte à Madame Mauvas. Lorsqu’elle me répondit (et je ne lui avais rien demandé évidemment) elle me promit de me faire envoyer deux colis par mois ; elle ajoutait que dans le cas où j’aurais besoin d’en avoir davantage je n’aurais qu’à le lui dire bien simplement.

Si j’avais reçu les colis, tous les colis qui m’étaient envoyés, je n’aurais pas été à plaindre ; malheureusement il n’en était pas ainsi ; une partie de ces colis seulement me parvenait. Les colis destinés aux prisonniers qui se trouvaient dans les kommandos étaient souvent confisqués ou pillés soit au camp soit en cours de route. À leur arrivée au camp ils étaient ouverts et examinés par le service de contrôle et de censure où étaient employés des Allemands et des sous-officiers français prisonniers. En les refermant des vols se produisaient malgré la sévérité des officiers allemands qui dirigeaient cette manipulation. Comment des soldats allemands n’auraient-ils pas été tentés en voyant dans ces colis tant de bonnes et belles choses dont ils étaient privés depuis si longtemps, telles que chocolat, café, savon blanc, etc. Comment résister à l’envie d’en emporter à la femme, aux enfants, en cachette, bien en cachette avec quelques complicités achetées de différentes façons. Les sous-officiers français et quelques embusqués du camp qui étaient employés au service des colis n’étaient pas tous non plus sans reproche à cet égard. Quelque chose leur manquait-il ? Quelque chose leur plaisait-il ? Ils se le procuraient subrepticement en visitant les colis des camarades.

En cours de route, dans le train, le pillage continuait. Il m’arrivait de passer cinq ou six semaines sans recevoir un seul colis et pourtant si tous ceux que l’on m’envoyait m’étaient parvenus j’aurais dû en recevoir quatre ou cinq par mois.

Un jour j’en reçus un entièrement vidé de son contenu. Il y avait un trou dans le carton par où l’on pouvait passer la main ; mais pas d’entailles. Cela arrivait fréquemment à mes camarades aussi. Alors, dans ce dernier cas, évidemment, nous refusions de signer : « reçu » sur le registre spécial.

Je reçus mon premier colis en Prusse Orientale, à Stallupönen et il m’avait été envoyé par mes parents. Peu après, je reçus leur lettre. Depuis quatre mois déjà ils m’avaient envoyé d’autres lettres et d’autres colis qui ne m’étaient pas parvenus. Pendant quarante jours ils m’avaient cru disparu dans les combats de Verdun. Mon père avait demandé des renseignements au dépôt de mon régiment à Bernay. Le Commandant du dépôt lui avait répondu que j’étais disparu au cours des combats qui avaient eu lieu au Bois la Caillette, au début de Juin. Ils me croyaient donc mort lorsqu’ils reçurent ma première lettre qui les rassura. J’avais continué de leur écrire tous les quinze jours sans jamais recevoir les réponses qu’ils m’adressaient. Leurs premières lettres je les reçus après huit mois de captivité.

Depuis mon arrivée à Stallupönen, j’avais été employé, comme je l’ai déjà dit, au déblaiement des décombres et à leur transport sur les chemins au moyen de wagonnets. Mais m’étant fait inscrire avec la profession de menuisier je fus appelé un jour et l’on m’envoya travailler chez un vieux fabricant de machines agricoles qui faisait aussi des portes et des fenêtres. Je travaillais chez lui en compagnie de deux camarades français. Le vieux Prussien, un peu brusque et grognon, n’était pas au fond un mauvais bonhomme ; avec son œil sagace de patron expérimenté il eut vite fait de reconnaître que je n’étais pas un menuisier de premier ordre mais, à cause de ma jeunesse sans doute, il fut indulgent. Il ne me confiait pas un travail de longue haleine ; il me faisait raboter et polir les planches, creuser les mortaises et scier les tenons qu’il avait préparés et tracés lui-même. Il m’arrivait parfois de me tromper tant j’étais distrait, tant j’avais l’esprit préoccupé de pensées diverses ; je creusais des mortaises à la place des tenons et je sciais des tenons à la place des mortaises. Alors j’allais trouver le fils du patron, un jeune homme de dix-huit ans qui travaillait avec nous, et je lui avouais mon erreur. Ce brave jeune homme se mettait aussitôt en devoir de m’aider à réparer ou plutôt à cacher ma “bêtise”. Nous faisions rapidement l’assemblage au moyen de vis dont nous cachions la tête et le patron n’y voyait rien.

Vers dix heures, le matin, le patron allait prendre son kaffee-trink et il nous faisait apporter à chacun une bonne tasse de café au lait chaud. Il laissait aussi son grand sac de tabac où il bourrait sa pipe et nous en profitions pour faire notre provision ce qu’il n’ignorait certainement pas.

À la fin de la semaine il nous donnait à chacun deux marks et nous offrait quelquefois des pommes. Il savait que nous étions fort mal nourris à la baraque et aurait désiré nous prendre chez lui mais on lui faisait trop de difficultés pour cela, on lui refusait, je crois, des cartes de pain et de viande pour nous. Ainsi, nous allions donc prendre la soupe à la baraque à midi et nous revenions ensuite à son atelier.

Au bout de trois semaines il nous remercia, moi et l’un de mes deux compagnons pour la raison que nous ne travaillions pas assez. Il ne garda qu’un des prisonniers.

J’avais un abcès à la main ; je me fis “porter malade”. Avant le Major, c’était le Kommandofürh qui “passait la visite”. Ceux qu’il ne voulait pas reconnaître devaient marcher à la besogne coûte que coûte. Les Russes qu’il ne reconnaissait pas et qui se plaignaient recevaient un coup de badine sur la figure et des insultes bruyantes et sarcastiques.

Lorsque je dus me présenter à lui en lui montrant ma main je craignis d’être traité comme eux mais non, il parut se radoucir en regardant ma main et il me dit tout bas : « Baracke ». Je descendis me reposer à la baraque. On m’en fit sortir peu après pour aider à éplucher les pommes de terre cuites qui servaient à faire le pain noir. Ne voyant personne, me croyant seul avec mes camarades Russes et Français, je voulus manger une pomme de terre cuite. Mais le Kommandofürh s’était caché pour nous épier. À peine eus-je porté la pomme de terre à ma bouche qu’il bondit sur moi, tira sa baïonnette, en mit la pointe sur ma poitrine et me fit comprendre d’une voix rauque qu’il ne faudrait pas recommencer. Je ne recommençai pas.

Le Major allemand, un jeune étudiant en médecine probablement me creva mon abcès et me fit un pansement. Il me fit remarquer que j’étais trop douillet et que je ne savais pas supporter la douleur.

Enfin les Allemands m’envoyèrent ramasser des pommes au milieu de ces grandes plaines, immenses et si tristes sous le ciel gris. Les pommes de terre étaient arrachées à la charrue. Cette charrue ne déterrait qu’une partie des pommes de terre. Les prisonniers Russes et Français les ramassaient au fur et à mesure en suivant la charrue, enfonçant sous leurs pieds celles qui ne s’apercevaient qu’à peine afin d’aller plus vite dans la besogne. On en faisait de grands tas et, le soir, avant de quitter les champs, on recouvrait ces tas de pommes de terre avec des fanes pour les protéger contre la gelée pendant la nuit car, dès le mois de septembre il faisait déjà très froid en Prusse Orientale. Malgré cette précaution, quand nous revenions dans la plaine, le lendemain matin, nous trouvions une bonne épaisseur de pommes de terre qui était gelée. Il nous était interdit d’emporter des pommes de terre dans nos poches lorsque, le soir, nous rentrions à la baraque. Malgré cette défense quelques prisonniers se hasardaient à en emporter quelques unes au fond de leurs poches et surtout les Russes. Presque chaque soir, en rentrant à la baraque, on nous arrêtait et on nous fouillait rang par rang. Si la fouille n’avait pas lieu, par hasard, ceux avaient risqué le coup se félicitaient de leur bonne aubaine. Si elle avait lieu ceux qui étaient pris étaient tirés hors des rangs, frappés et punis. Les premiers jours je n’osai pas risquer la chance puis, un soir, comme quelques autres, je fis une petite provision dans les poches de ma capote. Ce soir-là, dès que nous fûmes arrivés devant nos baraques, la fouille eut lieu. Par bonheur je ne me trouvais pas dans les premiers rangs et j’eus le temps de mettre à exécution une idée qui m’avait traversé l’esprit. Pendant que les premiers rangs étaient consciencieusement fouillés par un de nos plus redoutables gardiens, je pris les pommes de terre que j’avais dans les poches de ma capote et, une à une, je les fis glisser dans le derrière de mon pantalon ; elles ne pouvaient pas tomber à terre car mon pantalon était serré par mes bandes molletières. Tout se passa comme je l’avais prévu, le gardien passait ses mains sur nos côtés, sur nos poches, et, quand mon tour d’être fouillé arriva il n’eut pas l’idée que j’avais pu en mettre ailleurs ; il tâté mes poches et, ne trouvant rien, m’envoya à la baraque.

Arrivé à la baraque où nous étions enfermés à clef je me mis en devoir de faire cuire mes patates en robe des champs et ce soir-là je fis un excellent repas, d’autant meilleur qu’il avait failli me coûter cher, mais j’avais été plus malin que le fouilleur.

[1] Villages des Ardennes situés à quelques kilomètres de Sedan

[2] L’Association Les Amis du Patrimoine de Mouzon nous ont transmis une amende infligée en 1916 à une habitante du village pour avoir donné du pain aux prisonniers (voir le document ci-dessous)

[3] Située dans la province de Prusse Orientale du royaume de Prusse, cette ville se trouve en Russie (Goussev) depuis 1945

[4] Id. (Nesterov)

[5] Id. (Tchernychevskoïe)

[6] Id. (Dobrovolsk)

[7] Camp situé en Rhénanie, au Sud-est de Cologne (Köln)

Amende pour avoir donné du pain aux prisonniers • Document transmis par Les Amis du Patrimoine de Mouzon

Amende pour avoir donné du pain aux prisonniers

Correspondance

14 Juin 1916, À mes parents

Je suis prisonnier depuis le 1er Juin (ceci a été barré par la censure), sans blessure, en bonne santé. Avais reçu, dernière heure, lettre d’Hervé et mandat de 10 fr dont merci. Reçu également lettre de Joseph Mary et 5 fr, lettre de l’oncle Cadet et 5 fr. Remerciez-les pour moi, ne pouvant le faire à cette heure. Avais reçu carte Emile. Je ne puis vous donner encore une adresse exacte, par conséquent ne m’envoyez rien sans que je vous l’aie donnée. Je suis heureux de vous donner signe de vie. Je n’en demande pas davantage. Votre fils qui vous embrasse.

Jean Vergne

26 Juin 1916, lettre d’Emma Mary à la famille Vergne

Ma bien chère Marraine et mes cousins,

J’allais vous écrire pour vous demander des nouvelles de Jean, lorsque j’ai eu une lettre de mon frère me disant qu’Hervé lui avait écrit que Jean était porté disparu. J’ai été bien peinée par cette nouvelle et je comprends toute votre tristesse, cependant on peut tout de même conserver bon espoir, car il est peut-être prisonnier. Il faut l’espérer ainsi. Il y a des quantités de familles qui restent très longtemps sans nouvelles des leurs, et qui un beau jour apprennent que ceux qui[1] croyaient morts sont vivants et bien portants.

Il y a une personne à La Frette, que je connais bien, qui avait un beau-frère dont on avait pas de nouvelles depuis 2 mois. On avait même assuré qu’il était mort. La semaine dernière, il leur a écrit qu’il était prisonnier en Allemagne.

La lettre avait mis 40 jours pour arriver. Il faut espérer qu’il en sera ainsi du pauvre petit Jean, et que bientôt vous serez rassurés sur son sort.

Je suis toujours en bonne santé ; j’espère qu’à Montjoux vous êtes également en bonne santé.

Je pense qu’Hervé le temps ne lui dure pas trop d’être militaire d’aviation.

Si d’ici quelques jours vous avez les nouvelles de Jean, vous serez bien aimables de m’écrire un mot pour me le faire savoir.

Recevez tous un affectueux bonjour de votre cousine et ses meilleures amitiés.

Emma
Chez Mr Bayle, La Frette (Isère)

[1] orthographié ainsi

Entre le 1er juin et le 28 juillet, plusieurs cartes sont envoyées par Jean, plusieurs lettres envoyées par la famille et aucune n’est encore parvenue à l’un comme aux autres.

6 Août 1916, lettre d’Urbain Vergne à son fils Jean

Mon Cher Jean,

Après deux mois d’angoisse à ton absence de nouvelles nous avons reçu tes deux cartes, celle datée du 14 Juin et l’autre du 25 ; nous les avons reçues toutes les deux le 28 Juillet et la troisième le 5 Août. Nous nous empressons de te donner de nos nouvelles.

Nous sommes tous en bonne santé à la maison et avons été bien heureux d’apprendre que tu en es de même. Ne te fais pas d’ennuis à cause de nous maintenant que nous avons ton adresse nous t’écrirons toutes les semaines pour te donner de nos nouvelles. De ton côté tâche de conserver ta bonne humeur et ne te laisse pas envahir par le chagrin, c’est le seul moyen de conserver la santé et de nous revoir après la guerre.

Ici au pays il fait chaud et nous allons battre la récolte de blé.

Nous avons donné de tes nouvelles à Joseph et à ton parrain à Saint-Vallier ainsi qu’aux autres parents qui nous demandaient de tes nouvelles. Ta mère, Hervé, Louise et Clotilde se joignent à moi pour t’exprimer nos meilleurs vœux.

Adieu mon Cher Jean et que Dieu te protège.

Ton père
U. Vergne

20 Août 1916, lettre d’Adrien Léorat

Mon cher Jean,

Vous ne sauriez croire le plaisir que nous avons eu en lisant et relisant votre 1ère lettre que vous aviez adressée à vos bons Parents, surtout que vous étiez en bonne santé.

Gaston et Louis en furent prévenu* : s’en réjouirent aussi.

Bientôt deux mois que Gaston est partit*. L’un et l’autre sont en bonne santé et vous envoie* avec tous les miens un affectueux bonjour.

Adrien Léorat

*orthographié ainsi

21 Août 1916, lettre de ma mère

Montjoux sur Quintenas 21 Août
Mon cher Jean

Nous venons de recevoir ta carte, c’est à peu près régulier une carte par semaine. La semaine passée nous avons reçu de toi une longue lettre qui nous a bien fais* plaisir. De ton côté tu dois avoir reçu la 1ère lettre de papa ou tu ne tarderas pas à la recevoir. Une fois la correspondance établie le temps te dureras* moins, nous tâcherons de t’écrire au moins une fois par semaine cela t’aideras à prendre patience et tu trouveras le temps moins long. Nous avons reçu en même temps que ta carte une lettre d’Hervé (je crois qu’on t’a déjà dis* qu’il avait quitté chez Binet, il est depuis le 9 Août à Bron. Pour lui le plus ardent de ses désirs s’est enfin réalisé). Il est très content là haut nous dit-il, de bons chefs fermes mais justes, très bien nourri, par de farce c’est interdit. Il est l’ainé de la bande et personne le taquine, enfin il est tout à fait enthousiaste, pour le moment pas d’ombre au tableau.

Chaboud[1] et Gabriel Bonnet[2] sont à Romans, [3]Chatron Louis à Valence. Emma[4] nous a écris* la semaine passée elle est toujours à Lafrette.

En même temps que cette lettre je mets un colis à la poste pour toi où j’ai mis une boite de sardines, ½ livre chocolat, 1 boite confiture pour compléter le kilog, deux chevrottons. Il paraît qu’il n’est plus permis de vous envoyer du pain, on doit vous distribuer 2 kilog de pain biscuité par homme et par semaine.

Tu nous feras savoir ce qu’il faut t’envoyer de préférence. Aux uns on envoie lard, graisse, beure, pâte alimentaire, légumes secs jusque des pommes de terre. Ceux la doivent faire leur popote. D’autres ne demandent que des vivres prêts à être mangés, dis nous sitôt ma lettre reçue ce qu’il te faut comme habillement, nourriture, chaussure, nous ferons ce que nous pourrons. Sommes tous en bonne santé en train à battre le blé. T’embrassons de tout cœur.

Fany

*orthographié ainsi

[1] Louis Chaboud (classe 15) cordonnier, 35 Grande Rue

[2] Gabriel Bonnet (classe 17), cultivateur chez sa mère aux Sinfonts

[3] Louis Chatron (classe 15), boucher, 25 Grande Rue

[4] Emma Mary, filleule de Fanny et cousine de Jean, placée à La Frette (Isère)

27 Août 1916, lettre de mon père

Montjoux sur Quintenas. 27 Août 1916
Mon Cher Jean

Nous avons reçu ta dernière carte datée du 1er Août, tu n’avais pas encore reçu de nos nouvelles, tu dois en avoir maintenant car ma première lettre est des derniers jours de Juillet ou des premiers d’Août. Nous sommes toujours en bonne santé pour le moment et nous attendons ton retour le plutôt* possible. Comme nous serons heureux de te revoir à la fin de la guerre, lorsque tu nous reviendras. Prends ton sort en patience afin que tu puisse* nous revenir en bonne santé. Nous t’avons envoyé un colis, quand tu l’auras reçu nous t’en enverrons un autre. Nous t’écrirons toutes les semaines car une fois que tu aura* commencé à les recevoir tu en recevra* toutes les semaines et cela adoucira ta captivité.

Car tu dois languir mon Cher Jean d’avoir de nos nouvelles.

Ici nous faisons toujours notre petit train, nous avons commencé à battre le blé. Il y a assez bonne récolte.

Les raisins commencent à mûrir et il y aura cette année du bon vin. Espérons que tu seras bientôt parmi nous et nous pourrons trinquer un bon verre de vin ensemble.

Adieu mon Cher Jean, que ma lettre te trouve en bonne santé.

En attendant l’heureux jour du retour ta mère Louise et Clotilde nous t’embrassons affectueusement.

Ton père qui pense à toi souvent.
U. Vergne

*orthographié ainsi

10 Septembre 1916, À mes parents

Je suis en bonne santé mais je n’ai pas encore, jusqu’à présent, reçu de vos nouvelles. Sûrement votre correspondance est en route mais elle met longtemps à nous parvenir et je ne compte guère en avoir avant le début d’Octobre. Une fois que j’aurai reçu vos premières lettres, tout ira mieux et le courrier me parviendra régulièrement car je vois que les plus anciens reçoivent bien ce qu’on leur envoie. Mais c’est bien long trois mois et demi sans nouvelles.

Je vous espère tous en bonne santé.

Jean Vergne

Envoi de correspondances jusqu’au 28 Septembre sans que Jean n’ait reçu la moindre lettre. Ses lettres arrivent bien à Quintenas, ses parents lui écrivent et lui envoient des colis mais rien ne lui est parvenu avant cette date.

4 Octobre 1916, À mes parents

Chers Parents,

Je suis tout content en vous écrivant cette carte car j’ai enfin reçu de vos nouvelles. Il y avait si longtemps que j’en attendais. Je sais maintenant que tous vous êtes en bonne santé ce qui est bien le principal. Dieu veuille que cette bonne santé persiste chez vous tous c’est l’objet de tous mes désirs et souhaits.

J’ai reçu le 28 Septembre votre lettre datée du 4 du même mois ; le lendemain, le 29, nouvelle chance, encore une lettre datée du 20 Septembre.

Maintenant je serai moins triste puisque je suis en liaison avec vous. Le colis viendra bientôt à son tour et fera un heureux je vous en assure car toujours de la soupe ça ne change guère. Ce qui est adressé à Wahn me parviendra aussi.

Bonjour à Hervé.

Jean

30 Septembre 1916, carte de Madame Mauvas, mon ancienne infirmière à la Demi-Lune (une de nos infirmières) dont le mari est, lui aussi, prisonnier

Mon cher Ami

J’ai été surprise en recevant votre carte que j’ai vite fait voir à Madame Garnier [la Directrice de l’Ambulance] et aux Sœurs de la salle St Augustin de la Charité qui prient bien pour vous. Toutes, ainsi que mes parents et moi-même, vous envoyons nos amitiés.

Je vous expédie un petit colis, il contient : confiture, chocolat, thé, sardines, savon et sucre. Je vous en adresserai un par mois et si vous avez besoin de davantage, vous n’aurez qu’à me le dire tout simplement ; ainsi vous me ferez plaisir.

Dites-moi si vous avez la possibilité de faire cuire. Je vous fais aussi envoyer du linge par la Ligue des Femmes Françaises dont ma mère fait partie.

Note de Jean : [Inutile de dire quel immense réconfort cette carte m’apporta dans cette morne plaine marécageuse de la Prusse Orientale où tout était d’une tristesse immense.]

9 Octobre 1916, lettre de mon père

Nous venons de recevoir deux cartes de toi, une du 5 Septembre et une du 15 et nous constatons avec peine qu’à ce moment-là tu n’avais pas encore de nos nouvelles. Cependant, aussitôt que nous avons eu ton adresse, au cours du mois d’Août, nous t’avons écrit. Si nos lettres ne se sont pas perdues, nous pensons que tu dois sûrement en avoir reçues en ce moment.

Nous t’avons envoyé 4 colis et nous pensons qu’ils te parviendront. Le dernier est parti le Jeudi 5 Octobre.

Nous sommes tous en bonne santé et en train de vendanger en ce moment. La récolte sera satisfaisante cette année. Le temps a été pluvieux et frais mais en ce moment il fait un temps superbe.

Nous pensons qu’Hervé pourra venir pour une permission de 24h Dimanche prochain. Il est à Lyon-Bron depuis le 9 Août.

Nous avons eu la visite d’Emma et Joseph Mary qui ont aidé à vendanger à leur père. Joseph nous a remis 10 fr, 5 pour Hervé et 5 pour toi.